La culture asphyxiante, l’éveil et l’impasse

Lorsqu’il énonce et forge le concept de « culture asphyxiante », Jean Dubuffet pose un diagnostic d’une grande acuité sur l’état de la création artistique et, plus largement, sur l’espace de la culture dans les sociétés modernes. Cette critique frontale, nourrie par ses observations et expériences personnelles, vise non seulement les institutions artistiques – musées, académies, critiques d’art – mais aussi l’idée même de culture prise comme un ensemble normatif qui enserre, modèle, et, selon lui, stérilise l’élan créatif. 

Il faut comprendre qu’aux yeux de Jean Dubuffet, l’artiste n’est alors guère plus qu’un rouage dans un mécanisme social qui produit des œuvres convenues, lisses, conformes à des attentes imposées de l’extérieur. Mais derrière cette dénonciation enlevée se cache un paradoxe profond : en articulant cette critique, le défenseur de l’art brut ne peut échapper à la « machine culturelle » qu’il combat. Comment alors penser la culture et la création en dehors des cadres qui les définissent, voire les enferment ? C’est là tout l’enjeu d’une réflexion sur cette notion de culture asphyxiante, à la fois subversive et contradictoire.

Pour mieux appréhender le discours de Jean Dubuffet, il faut d’abord revenir sur sa vision de la culture comme un espace oppressif. Selon lui, la culture institutionnalisée, loin d’être une célébration de l’esprit humain, procède au contraire telle une entreprise de domestication. Elle trie, sélectionne, catégorise les expressions artistiques pour ne retenir que ce qui correspond à des normes esthétiques, sociales ou idéologiques bien établies. Ce processus est tout sauf neutre : il favorise certaines productions au détriment d’autres, érigeant des barrières entre ce qui est jugé digne d’être conservé et ce qui est relégué à l’oubli. La culture, dans cette perspective normée, fonctionne comme une machine à exclure, qui réduit la diversité des créations humaines à un corpus restreint d’œuvres « acceptables », avalisées par les milieux autorisés. En somme, elle asphyxie les expressions spontanées pour les plier à un moule prédéfini, jugé exigu et arbitraire.

Cette critique s’étend à l’idée même de « valeur culturelle ». Jean Dubuffet refuse la hiérarchisation implicite qui sous-tend la culture dominante. Pourquoi certaines œuvres seraient-elles jugées supérieures à d’autres ? Pourquoi l’art des élites aurait-il plus de légitimité que celui des autodidactes, des enfants ou des individus marginalisés ? C’est en réponse à cette question qu’il élabore et défend ardemment son concept d’art brut, défini comme un art libre, pur, créé en dehors de toute influence culturelle ou académique. L’art brut devient pour Jean Dubuffet un espace de résistance face à l’oppression de la culture officielle, une manière de réaffirmer la primauté de l’élan créatif sur les conventions imposées.

Mais si cette critique est séduisante dans le texte et par son radicalisme, elle se heurte rapidement à des contradictions qui en révèlent les limites. Car l’art brut, tout comme la critique de la culture asphyxiante, ne peuvent exister qu’au sein du système qu’ils cherchent à subvertir. En collectant et en exposant des œuvres d’art brut, Jean Dubuffet les intègre de facto dans un réseau de légitimation culturelle. Ces œuvres, initialement valorisées pour leur marginalité, deviennent aussitôt des objets d’étude, des pièces de musée, des produits culturels parmi d’autres, exposés, admirés, discutés par ces mêmes instances dont elles cherchaient précisément à s’affranchir. En un sens, elles cessent d’être « brutes » dès lors qu’elles sont extraites de leur contexte pour être célébrées dans celui des institutions.

Ce paradoxe se place au cœur de la réflexion sur la culture asphyxiante : comment échapper à un système qui tend à absorber toute critique, à récupérer toute subversion ? L’histoire de l’art regorge d’exemples de mouvements artistiques qui, bien qu’issus d’une volonté de rupture, ont été intégrés dans les canons qu’ils dénonçaient. Les impressionnistes, les dadaïstes, les surréalistes : tous, à des degrés divers, ont fini par être exposés dans les musées, étudiés dans les écoles, célébrés par les critiques. L’art brut, malgré ses prétentions à l’extériorité, ne peut échapper à ce processus d’appropriation et de légitimation. Dans la musique, il en a d’ailleurs été de même pour le rap ou le rock.

Mais cette contradiction donne peut-être une dimension supplémentaire à la pensée de Jean Dubuffet. Elle révèle en effet que l’asphyxie culturelle n’est pas simplement le produit des institutions, mais un trait fondamental de toute société organisée. Toute culture, en structurant les productions humaines, tend à fixer des normes, à exclure ce qui ne leur correspond pas, à réduire la diversité infinie des créations à un ensemble limité de valeurs partagées. En ce sens, la culture asphyxiante apparaît inhérente à l’idée même de culture. Créer en dehors des normes, c’est déjà poser les jalons d’une norme nouvelle.

Que faire, alors, face à ce constat ? Jean Dubuffet n’offre pas de réponse claire, et c’est peut-être là la force de sa critique. En dénonçant la culture asphyxiante, il ne propose pas un programme ou une solution, mais une prise de conscience. Il nous invite à interroger nos propres attentes face à la culture, à remettre en question les mécanismes de légitimation qui guident nos jugements et à chercher des espaces de liberté, aussi fragiles et éphémères soient-ils. Le peintre français fait état des tensions irréductibles entre créativité et structure, entre spontanéité et organisation, entre individualité et collectif. Il nous rappelle que, menacée, la créativité peut cependant renaître dans les marges les plus étroites du système qu’elle défie.

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J.F.


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