
Publié en 1970, Fantastique Maître Renard est une œuvre emblématique de la littérature jeunesse. Ce court roman de Roald Dahl conjugue humour, acuité et subversion. À travers les aventures d’un renard rusé, l’auteur propose une histoire rythmée et ludique, où la critique sociale prend la forme d’une célébration de l’ingéniosité face à l’oppression.
Véritable chef-d’œuvre minimaliste, Fantastique Maître Renard se caractérise par une intrigue simple, portée par des personnages anthropomorphes, confrontés à la lutte des classes, les enjeux familiaux et l’instinct de survie. La fable repose sur un penchant pour la fantaisie irrévérencieuse couplé à un attrait pour les personnages marginaux triomphant contre des forces dominantes, voire écrasantes.
Maître Fox est un renard rusé qui mène une vie paisible avec sa famille. Pour se nourrir, il a l’habitude de voler de la nourriture aux trois riches fermiers voisins : Boggis, Bunce et Bean – tous portraiturés de manière caricaturale. Mais ces derniers, excédés par ces larcins répétés, décident de se venger en le traquant et détruisant son terrier. Alors que sa famille est prise au piège sous terre, Maître Fox élabore un plan brillant pour survivre, mais aussi vaincre les fermiers et nourrir toute la communauté animale locale.
Sous son apparente simplicité, l’œuvre de Roald Dahl aborde une série de thèmes graves et interconnectés. Les fermiers, représentations grotesques et souvent pathétiques de l’avidité et de l’injustice, personnifient une élite oppressive, arc-boutée sur ses intérêts personnels. Face à eux, Maître Fox se fait l’ambassadeur des opprimés, soucieux de la collectivité, utilisant l’intelligence pour renverser les rapports de force. Son habileté à transformer une situation désespérée en une victoire totale célèbre la créativité et la résilience. Mieux : loin d’être un héros solitaire, Maître Fox agit avant tout en tant que père de famille et leader de sa communauté.
Roald Dahl exerce une prose épurée mais percutante, caractérisée par des descriptions caricaturales (les fermiers), des chapitres se terminant sur une note de suspense et un univers suffisamment détaillé pour susciter l’intérêt et l’identification du lecteur. La forme narrative, avec ses chapitres courts et son intrigue linéaire, se place pleinement au service du fond, car elle soutient la vivacité du récit tout en maintenant un équilibre entre tension dramatique et moments purement comiques.
L’œuvre de Roald Dahl s’affirme par sa qualité d’écriture et la force de ses symboles. Le choix d’un vocabulaire accessible, fluide et direct, résulte d’une volonté d’établir un lien de proximité entre le jeune lecteur et l’univers proposé. Mais cette approche n’exclut en aucun cas la subtilité : derrière la clarté apparente des mots, l’auteur insère des nuances sociales, politiques et morales. Ce jeu sur plusieurs niveaux de lecture permet à l’enfant de ressentir le plaisir immédiat du récit d’aventure, tandis que l’adulte perçoit les critiques plus subtiles de l’ouvrage.
L’usage de l’anthropomorphisme se déploie d’ailleurs comme un véritable levier narratif et critique. Les animaux, en prenant la parole et en adoptant certains codes humains, mettent en lumière la brutalité et la cupidité de leurs antagonistes. En effet, ce renversement des perspectives – l’homme devient une brute égoïste et haineuse, l’animal se pare de noblesse et d’ingéniosité – amène à reconsidérer l’équilibre des pouvoirs et des valeurs. Le lecteur perçoit d’autant mieux la violence structurelle qui sous-tend les rapports de domination quand elle est mise en scène dans un cadre fantaisiste et pourtant cruellement parlant.
On peut aussi souligner le rôle symbolique, central, de la nourriture. Les fermiers, obsédés par la préservation de leurs denrées alimentaires, se définissent par l’accumulation et la conservation, tandis que Maître Fox incarne au contraire le partage et la redistribution. Les biens élémentaires supportent un acte collectif et politique, un moyen de rétablir une forme de justice sociale. La réappropriation des ressources n’est pas un vol condamnable : ici, elle se charge d’une fonction émancipatrice. Roald Dahl, qui se garde pourtant de béatifier son héros, interroge la légitimité de la propriété et le rapport de l’homme à la terre. Par ce biais, la notion de territoire, associée à la défense des privilèges, se voit remise en question au profit d’une vision plus équilibrée, plus équitable, dans laquelle la ruse du renard redéfinit la frontière entre le légitime et l’illégitime.
En outre, la brièveté du récit, dont la tension narrative va crescendo, permet à l’auteur de maintenir un rythme serré et trépidant. Les chapitres courts, condensés d’action et de dialogues pétillants, parfois savoureux, instaurent une dynamique propice à la lecture à voix haute, favorisant la transmission orale de cette fable moderne. On pourrait dire que Roald Dahl, par ce choix, renoue avec la nature profondément performative de la littérature enfantine, où la voix du narrateur médiatise, nuance et intensifie l’expérience du lecteur.
Enfin, il faut noter le contraste entre l’humour grinçant, et parfois même cruel, et la profondeur des questions soulevées. Loin de banaliser la violence, le rire sert à détendre momentanément l’atmosphère pour mieux souligner l’absurdité de certaines situations. L’effet produit est d’autant plus puissant que, sous cape, se loge une réflexion amère sur la condition animale, sur la tyrannie de la propriété et sur la brutalité larvée qui sourd des déséquilibres sociaux.
Ainsi, au-delà du divertissement, le récit véhicule des valeurs et des réflexions plus complexes. Le thème de la survie en milieu hostile demeure au cœur du livre. Maître Renard, acculé par la menace de famine et la vindicte des fermiers, doit user de toute son ingéniosité pour subvenir aux besoins des siens. Cette lutte pour l’existence pose la question de la légitimité morale du vol, qui devient ici, comme nous l’avons énoncé, une forme de résistance face à l’injustice et à la violence des puissants. Mais Roald Dahl ne moralise pas comme on pourrait l’entendre : il nous plonge volontiers dans une zone grise où ni le renard ni les fermiers ne sont dénués de torts, mais où l’astuce et la solidarité se trouvent hautement valorisées.
J.F.

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