
Le vampire est une figure mythique façonnée par les craintes ancestrales de l’homme face à la mort et à l’inconnu. Il s’est matérialisé à travers d’innombrables incarnations au cinéma. Deux d’entre elles, Nosferatu et Dracula, se distinguent toutefois : passées à la postérité, elles portent des visions radicalement différentes du Mal.
La première adaptation conservée du roman épistolaire de Bram Stoker, le père de Dracula, n’est autre que Nosferatu, eine Symphonie des Grauens (1922), de F.W. Murnau. Chef-d’œuvre du cinéma muet à l’esthétique forte, le long métrage met en scène une créature cauchemardesque, qu’on croirait sortie des tréfonds de l’inconscient. La moelle horrifique du roman donne corps à un vampire au physique repoussant, loin de l’élégance aristocratique de Dracula. Il se rapprocherait plutôt de la sorcière, avec un visage livide, des yeux alertes cerclés de noir, des sourcils épais et des mains aux ongles crochus.
Ce Nosferatu premier du nom constitue une menace insaisissable, qui se déplace dans des décors expressionnistes hantés par le silence et l’obscurité. En clerc, F.W. Murnau exploite les possibilités naissantes du médium cinématographique : il travaille les contrastes d’ombres et de lumières, emploie les surimpressions et recourt même aux images accélérées. Le cinéma n’est plus tant une machine à rêver qu’à créer l’épouvante. Avec une imagerie conçue en orfèvre et une ambiance au cordeau, l’effroi vient se nicher au cœur du spectateur.
Le Dracula de la Universal Pictures (1931), réalisé par Tod Browning, opte pour une approche radicalement différente. Depuis lors passé à la postérité, il a été inspiré par les adaptations théâtrales du roman et sacrifie un peu de la force brute de l’image pour s’appesantir sur le charisme et la prestance de son personnage principal. Bela Lugosi, rompu à l’exercice scénique, incarne une créature élégante, raffinée et séduisante. Le monstre hideux de F.W. Murnau a été jeté aux oubliettes, supplanté par un vampire mondain, manipulateur, capable de se fondre parmi les élites londoniennes.
Le Dracula de Tod Browning apparaît comme un personnage prolixe et avenant, aux antipodes d’un Nosferatu muet et menaçant. Ce choix s’explique par la volonté de rendre le personnage plus accessible au grand public. Il contribue cependant à le banaliser, à atténuer son aura de mystère et de danger. Un virage vers un cinéma de genre plus conventionnel est initié ; il sera amplifié par la Hammer Film Production dans les années 50.
Incarné principalement par Christopher Lee, le Dracula de la Hammer est en effet un personnage puissant, charismatique, mais pas étranger aux stéréotypes. Les films de la Hammer se caractérisent par leurs couleurs criardes et leurs effusions de sang. Les motifs et actes qu’ils associent au Comte tiennent souvent lieu de clichés. À ce stade, on peut déjà arguer que l’opposition générée entre Nosferatu et Dracula reflète une tension inhérente au cinéma de genre : d’un côté, la volonté de transgresser et de choquer et, de l’autre, le besoin de séduire un large public.
Le Nosferatu de F.W. Murnau se traduisait par un radicalisme formel et thématique, ce qui en a fait un jalon séminal du cinéma fantastique. L’œuvre, intemporelle, continue aujourd’hui encore de fasciner et de hanter les imaginations. Dracula, quant à lui, s’inscrit dans une certaine forme de classicisme hollywoodien. Il a ouvert la voie à un cinéma de genre codifié, spectaculaire, plus accessible mais certainement moins audacieux. L’art a cédé du terrain au plaisir.
Au-delà de leurs différences, les deux représentations du vampire gardent en commun un lien ferme avec le médium cinématographique. L’un comme l’autre exploitent les peurs et les fantasmes du spectateur, immergés dans un cauchemar éveillé. Le cinéma prête d’ailleurs aux vampires ses traits caractéristiques, en s’articulant autour de l’illusion, l’ombre et la lumière, ainsi que la surprise, ici mâtinée d’effroi.
J.F.

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