
Le cinéma de Yasujirō Ozu, riche en subtilités, explore la vie et la mort, la famille et la société, le bonheur et la tristesse. Il se caractérise par une observation attentive et sans parti pris du quotidien, par l’importance du non-dit et de la violence contenue, par l’utilisation d’un style unique et d’une esthétique contemplative, ainsi que par une résignation sereine face à l’impermanence de la vie. Ozu nous invite à considérer la beauté et la profondeur de l’ordinaire, dans une énonciation visuelle soustractive qui fait pourtant toute son ampleur.
Yasujirō Ozu débute sa carrière avec des comédies juvéniles inspirées par le burlesque américain et le théâtre Shimpa japonais. Il s’oriente ensuite vers le drame social et entreprend de filmer les difficultés du bas peuple suite à la crise de 1929. Après la guerre, ses films se concentrent davantage sur les relations familiales, notamment les drames de la bourgeoisie japonaise, mais sans pour autant négliger les enjeux sociaux de l’époque. Parmi les thèmes portés dans son œuvre, on retrouve la vie et la mort, la famille, l’amour et le sentiment de perte ou d’abandon. Le cinéaste nippon met en lumière, avec talent, les tensions entre tradition et modernité, les difficultés d’adaptation aux changements sociaux et économiques du Japon d’après-guerre.
Malgré une esthétique souvent minimaliste et calme, qui nous permet de qualifier son cinéma de soustractif sans rien négliger de sa grandeur, Ozu met en scène des moments de grande violence physique et verbale, notamment dans les relations familiales. Il explore la manière dont les non-dits et les secrets peuvent conduire à des confrontations parfois explosives et souvent éprouvantes. La mort est quant à elle représentée avec une grande sobriété, bien qu’il n’hésite pas à filmer la peine et la solitude des personnages confrontés à la perte d’un être cher. Le cinéma d’Ozu souligne ainsi l’importance de la mémoire et du souvenir.
Le mono no aware, concept japonais qui désigne une forme de mélancolie liée à la beauté transitoire des choses, s’exprime pleinement dans son esthétique, avec des plans fixes et bas, des natures mortes et des cadrages souvent vides. Tout cela évoque cette sensibilité et tend à traduire une certaine résignation face à l’impermanence de la vie. Les moments suspendus (les « pillow-shots »), les mouvements d’appareil restreints, les plans contemplatifs participent aussi de cette esthétique soustractive, qui agit comme l’incubateur d’une réflexion lente et profonde sur les thématiques traitées.
Yasujirō Ozu n’oublie pas d’intégrer des éléments ludiques et humoristiques dans ses films. Il montre ainsi, par moments, la vie quotidienne avec une certaine légèreté, abordant des sujets comme l’énurésie (le pipi au lit des enfants), les jeux de société ou les repas en famille. Avant le burujoa eiga, il s’adonnait au nansensu comedy japonais, et sa filmographie en portera longtemps les traces. Son cinéma tient également au soustractif dans le refus du parti pris : Ozu observe la vie quotidienne sans jugement, laissant différentes perspectives de l’existence s’exprimer au fil des années. Il s’intéresse aux choses de la vie, à la décomposition inévitable des familles traditionnelles et à la reconstruction de nouvelles relations, sans y plaquer de grille de lecture univoque.
Le cinéma d’Ozu est peuplé de personnages qui hésitent à parler et à s’expliquer, par peur, soumission ou honte. Les secrets, censés protéger les intérêts des proches, finissent par éclater avec violence, révélant les rapports de domination latents. Dans Une femme de Tokyo, par exemple, le suicide du jeune frère de Chikako révèle la difficulté de gérer la honte sociale et l’incompréhension face au sacrifice de sa sœur, qui se prostitue pour lui payer ses études. Crépuscule à Tokyo place de son côté deux sœurs face à la masculinité toxique et l’abandon maternel. Le Goût du saké scrute la famille à travers un autre angle, plus égoïste et fataliste. Dans tous ces films, les femmes apparaissent en victimes, plus ou moins consentantes. Mais même dans la révolte, ici ou ailleurs, elles procèdent davantage par soustraction que par monstration.
J.F.

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