Sibylline : à corps et à bris

Les éditions Glénat publient Sibylline, chroniques d’une escort girl, de Sixtine Dano. Le récit s’arrime à une étudiante désargentée, qui finance ses études parisiennes en architecture en proposant ses services sur une plateforme de sugar dating.

« Je suis la jeunesse dont ils s’éloignent à chaque réunion de bilan budgétaire. Ils tentent d’attraper cette juvénilité au vol avec comme appât quelques billets colorés. Ma chair n’a jamais été aussi souple que sous leurs mains. J’use insolemment d’un pouvoir emprunté, d’une jeunesse éphémère. Parce qu’au fond, moi aussi je suis tétanisée à l’idée de devenir une adulte comme eux. »

La protagoniste de Sixtine Dano n’est pas dupe. Elle comprend parfaitement les mécanismes mis en branle par son activité d’escort girl. Ce choix est exclusivement dicté par des impératifs économiques : en tant qu’étudiante en architecture à Paris, elle doit s’acquitter d’un gros loyer, acheter du matériel professionnel, consacrer une partie de son budget aux extras de la vie estudiantine… Ses parents l’aident, mais leur libéralité est conditionnée à leurs moyens, plutôt chiches.

Comme de nombreuses autres jeunes femmes, Raphaëlle, bientôt pseudonymisée en Sibylline, doit effectuer des choix lourds de conséquences. À Paris, le coût de la vie et les frais universitaires s’avèrent importants. Les services de sugar dating forment alors une réponse en trompe-l’œil. Car s’ils permettent de mettre du beurre dans les épinards, ils ne sont pas sans risques et induisent une forme de dépendance, doublée d’un asservissement. « D’un côté, je me dis : sois forte, ne sois pas dépendante d’un homme, bloquée dans une petite maison, dans une petite ville, sans accomplissements. Et en même temps, je cherche constamment mon reflet pour m’assurer que je suis encore assez jolie pour être désirée. J’ai l’impression de trahir Beauvoir tous les jours… »

Sixtine Dano rend parfaitement compte de cette aliénation progressive. En tant qu’étudiante en architecture, le quotidien de Raphaëlle est rythmé par le travail acharné, les cours, les nuits blanches passées sur des maquettes, les petits boulots alimentaires. En devenant Sibylline, elle peut quitter son poste de serveuse dans un bar et se constituer un bas de laine pour faire face aux dépenses journalières et aux imprévus. Elle marchandise son corps pour aller de l’avant, elle hypothèque le présent pour améliorer l’avenir.

Cette réalité est celle de nombreuses jeunes femmes qui se voient poussées à concilier vaille que vaille leurs aspirations et les nécessités financières immédiates. Le sacrifice de la dignité personnelle peut alors devenir une source de tension intérieure, de conflit et de souffrance psychologique. Raphaëlle avouera ainsi, après un stage en Espagne : « À Barcelone, je pensais plus du tout à tout ça. J’étais super inspirée par mon stage. Mais à Paris, j’ai l’impression que je dois constamment me battre. Contre la peur de ne jamais réussir en tant qu’architecte, le besoin de stocker de l’argent et la nécessité du regard des hommes sur moi. »

L’extrême pression liée à l’équilibre entre les diktats académiques et les sacrifices corporels et émotionnels engendrés par le travail d’escort girl peut entraîner de la culpabilité, du stress, de l’anxiété, voire des crises d’identité. Cela mène à une perte progressive des repères, à une érosion de l’estime de soi. L’objectification inhérente au travail sexuel exacerbe ces difficultés, la jeune femme étant réduite à un corps, à une marchandise, au service des désirs d’autrui. C’est évident dans le roman graphique : Raphaëlle prend conscience des dangers que ces raccourcis impliquent. Mais un autre discours existe, et c’est son amie et confidente qui l’exprime.

« J’ai vite compris que je détestais l’amour, que j’étais tétanisée à l’idée d’attendre quelqu’un qui ne viendrait jamais, quelqu’un qui n’existerait pas ou, pire, quelqu’un que je trouverais et qui m’abandonnerait. Mais non, j’ai enfin réussi à détruire la petite fille au fond de moi qui attendait le prince charmant, la petite fille qui attendait que son père revienne. » Elle aussi monnaie son corps et s’expose aux dangers (un homme tentera d’ailleurs de la filmer pendant une fellation). Mais elle a un rapport apparemment plus apaisé avec cette activité.

Et le point de vue masculin, dans tout cela ? Au-delà des désirs charnels primaires, Sibylline se voit expliquer les motivations assumées d’un client. « Je pense que mon temps a de la valeur, et rencontrer quelqu’un, enchaîner les rendez-vous, payer des restaurants sans être sûr de pouvoir avoir accès à l’intimité que je cherche à la fin, c’est une perte de temps et donc d’argent. » Ce n’est pas tout, puisqu’il ajoute aussitôt : « En payant, on donne un cadre non émotionnel à la relation. On rentabilise au maximum l’épanouissement des deux en ne permettant pas à la relation de déboucher un jour sur une rupture. L’amour, c’est un mauvais investissement. »

C’est un fait, la problématique demeure complexe. Elle est mise en lumière avec délicatesse par Sixtine Dano, qui opère, avec encre et fusain, au-delà de la seule critique d’un système économique patriarcal, qui exploite le corps de jeunes femmes précarisées pour satisfaire au désir d’hommes plus âgés et riches qu’elles. L’auteure questionne les « coûts cachés » de ce modèle : ceux qui affectent la dignité humaine, la santé mentale et l’intégrité des individus. Raphaëlle incarne une jeunesse qui tente de s’en sortir dans un monde où la liberté individuelle se heurte à des barrières économiques et sociales omniprésentes. Son expérience est toutefois contrebalancée par d’autres points de vue, certes secondaires mais tout à fait audibles et utiles à la nuance.

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J.F.


Sibylline, chroniques d’une escort girl, Sixtine Dano – Glénat, janvier 2025, 264 pages

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