Persona : la parole est serment, le silence le tord

Persona (1966) – Réalisation : Ingmar Bergman.

L’idée de départ est d’une simplicité confondante : instaurer un dialogue entre une femme prolixe et sa patiente, aphasique. Laisser durer, dériver l’échange, l’essorer et recueillir les larmes, le sang et le fiel qui en résultent. Elisabeth, comédienne, se tait depuis trois mois. On explique à sa place ses intentions, louables et dignes d’admiration : intégrité, refus du mensonge, rejet du masque social. 

Face à elle, Alma, son infirmière et dame de compagnie, dont le destin sécurisant est tout tracé : un mari, des enfants et une foi indéfectible dans les vertus de la parole. 

Alma va donc avoir la tâche de parler pour deux. Très vite, elle se confie. Face à ce silence qu’elle doit combler, elle voit toutes les invitations formulées à son monologue de plus en plus intime, de plus en plus habité. 

Elisabeth, silencieuse et magistrale, écoute, et son regard semble en effet bienveillant. Bergman filme comme personne les visages, le grain de la peau, la lumière sur le front ou le galbe d’une joue. Alma est face à un écran silencieux, et y trace les contours de ses propres névroses. Du monde, nous n’avons plus que ces deux figures féminines, belles et complémentaires, à quelques exceptions près : l’intrusion du réel et de sa violence guette : l’immolation, le nazisme, comme des fragments de verre brisé sur la terrasse. 

Vampirique, Alma fusionne avec sa patiente devenue son analyste. Terriblement seule face à cette femme forcée de l’écouter, elle projette sur elle tout ce qu’elle désire et s’épanche, allant jusqu’à lui parler dans son sommeil. 

L’accès à ses pensées par le biais de la lettre, loin de permettre un échange, va au contraire crisper les deux parties et entériner l’impossible fusion des individus. 

[Spoilers]
L’escalade dans la violence des échanges, le silence de plus en plus assourdissant conduisent à la confusion et la révélation. Il est possible de considérer Elisabeth et Alma comme une seule et même personne, au vu notamment de l’intrusion du mari dans la maison. Alma, celle qui parle, serait la conscience malade d’Elisabeth et son dialogue interne avec elle-même, derrière la Persona mutique qu’elle offre au monde, comme en atteste cette confession finale sur les origines du mal, cet enfant qu’on aurait aimé ne pas avoir, relecture de celle d’Alma sur son avortement réussi. Sur cette idée, Bergman serait alors parvenu, à force de scruter les visages, à percer leur mystère pour nous mener dans les méandres de leurs coulisses. 

C’est bien ce qu’annonce le prologue expérimental : derrière la façade, l’image, le collage de la représentation, un sens épars et mystérieux, qui se dérobe et se déroule comme les mouvements reptiliens de cette pellicule de film.

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Éric Schwald


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Une réponse à « Persona : la parole est serment, le silence le tord »

  1. Avatar de L’Heure du loup : dusk to dust – RadiKult'

    […] Persona était éclatant de blancheur, L’Heure du loup sera une plongée dans l’obscurité. Bergman lâche la bride de ses fantasmes les plus noirs et se projette dans la figure d’un peintre torturé dont la compagne se mettrait à lire le journal intime. Alors que les premières séquences perpétuent la tradition bergmanienne du récit (le couple et sa mésentente, les confessions face caméra, les portraits figés de face et de profil…), le décor, lui aussi traditionnel de l’île (déjà un vecteur d’isolement et de révélations cathartiques dans À travers le miroir), favorise l’irruption d’habitants aussi importuns qu’inquiétants.  […]

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