
Dans Génération anxieuse, le psychologue social américain Jonathan Haidt documente l’impact des technologies numériques – smartphones, réseaux sociaux, jeux vidéo – sur le développement cognitif, émotionnel et social de la génération Z, cette cohorte d’adolescents et de jeunes adultes ayant grandi avec un smartphone dans la poche. Au fil d’une démonstration rigoureuse, appuyée sur un solide socle de données empiriques, il montre comment les interactions avec le monde numérique dès la pré-adolescence ont profondément modifié les trajectoires de vie des utilisateurs, altérant la maturation de leur cortex frontal, bouleversant leurs modes de socialisation et fragilisant durablement les repères nécessaires à la construction de leur identité.
L’auteur le rappelle à dessein : les géants du Web n’ont eu de cesse de susciter et retenir l’attention des jeunes, exploitant de ce fait les mécanismes de gratification immédiate et de validation sociale inhérents aux réseaux sociaux. L’enfant ou l’adolescent, alors en pleine phase de développement cérébral, est confronté à un recâblage insidieux, opéré à bas bruit par la prolifération de contenus en ligne, la surenchère des notifications et la quête incessante du « like ». Jonathan Haidt souligne que ce monde numérique, promesse fallacieuse de liberté et de lien social, a dans les faits appauvri l’expérience relationnelle : les contacts se font désormais à distance, sans interaction directe, sans la richesse du langage non verbal, sans cette « syntonie » qui nourrit l’empathie et la compréhension mutuelle. L’adolescent, devenu moins enclin aux rencontres réelles, perd peu à peu la pratique du jeu libre, des expériences sociales authentiques et formatrices qui furent longtemps le socle du développement émotionnel et moral.
Cette soudaine dérive n’est pas née dans une neutralité éducative. Au contraire, Jonathan Haidt montre comment les parents, de plus en plus protecteurs face aux dangers perçus du monde extérieur – une anxiété nourrie par l’air du temps –, ont paradoxalement baissé la garde vis-à-vis de la sphère digitale. Alors qu’ils limitaient les sorties, s’ingéniaient à encadrer au mieux la journée de leurs enfants, ils les laissaient, dans le même élan, se perdre, sans repères, dans l’océan désordonné des écrans. Or, cet abandon du réel n’est pas compensé par les relations virtuelles, bien au contraire : le temps passé sur les réseaux, les jeux ou les applications de messagerie ne remplace pas la vraie vie. Il s’y substitue de manière imparfaite, creusant une faille béante dans l’apprentissage de la sociabilité.
« En réprimant toute prise de risque dans le jeu et en renforçant la surveillance parentale dans les années 1980 et 1990, nous avons perturbé [le] développement [des enfants]. À la place, nous leur avons donné libre accès à Internet, faisant fi de tous les seuils d’âge qui jalonnaient le chemin vers l’âge adulte. Quelques années plus tard, nous avons équipé leurs plus jeunes frères et sœurs de « téléphones intelligents » dès le collège (middle school). Une fois cette génération bien accrochée aux smartphones (et autres écrans) avant même le début de la puberté, le flux d’informations pénétrant leurs yeux et leurs oreilles laissait peu de place aux conseils de mentors dans le monde réel durant leur puberté. »
Le recul statistique que propose l’auteur est édifiant. Les études citées indiquent que la prévalence de la dépression a plus que doublé chez les adolescents depuis la généralisation des smartphones. Les taux de suicide et d’automutilation progressent de concert, suivant inexorablement la courbe de pénétration des dispositifs mobiles. Les rituels familiaux s’effacent, le sommeil se délite, la concentration se fragmente, car le flux incessant des notifications – jusqu’à près de 200 par jour, selon une enquête de 2023 – morcelle l’attention et érode la capacité à se fixer durablement sur une seule tâche. Cela contribue à creuser de nouveaux sillons cognitifs nuisibles à l’apprentissage, au travail continu et aux relations interpersonnelles dans le monde réel.
En outre, Jonathan Haidt insiste sur la vulnérabilité spécifique des adolescentes, plus sensibles à la comparaison constante, à la pression sociale de l’image et aux jugements hâtifs que favorisent les outils numériques. Il met en évidence le lien entre l’essor des réseaux sociaux et la rétraction des activités physiques, ainsi que la désertion des espaces extérieurs. Les statistiques relatives aux chutes et fractures, en net recul chez les garçons entre 10 et 14 ans depuis 2009, corroborent parfaitement ce repli sur l’écran. Pour les jeux vidéo, les coûts d’opportunité apparaissent particulièrement élevés, car ces activités domestiques et virtuelles demeurent extrêmement chronophages. Ainsi, d’après des données de 2019, 41% des garçons adolescents joueraient plus de 2 heures par jour, et 17 % plus de 4 heures ! Le cas des hikikomori – ces jeunes hommes en Occident, imitant désormais un phénomène né au Japon, qui se cloîtrent dans leurs chambres – témoigne d’ailleurs d’une radicalisation de ces tendances.
Génération anxieuse fait état d’un constat alarmant. Et l’ouvrage met en exergue les ressorts de cette situation. Les réseaux sociaux, rappelle l’auteur, nous incitent à juger autrui sans tenir compte de son humanité, à émettre des opinions tranchées sans analyser le contexte, à nous enfermer dans le confort factice des jugements binaires. Pour contrer tous ces phénomènes délétères, le livre offre plusieurs pistes de réflexion et appelle à une mobilisation collective. Jonathan Haidt plaide pour l’établissement d’une majorité numérique à 16 ans, pour la défense des écoles sans smartphone, pour une réflexion législative et sociétale visant à contenir ce « grand kidnapping attentionnel » aujourd’hui en marche. Selon lui, il est temps de réagir : nous savons désormais à quel point ces usages technologiques nuisent au développement des jeunes, il ne manque plus qu’une volonté partagée pour inverser les choses.
La force de la démonstration de Génération anxieuse réside dans sa cohérence et sa clarté, sa capacité à articuler analyses statistiques, références scientifiques, observations sociologiques et considérations éthiques. Sans céder à la diabolisation simpliste, Jonathan Haidt peint avec précision un paysage culturel et éducatif en mutation, en interrogeant nos certitudes et en montrant que la révolution numérique, loin de s’être soldée par l’émancipation annoncée, a au contraire engendré une génération privée d’enracinement sensoriel, d’équilibre émotionnel et d’autonomie intellectuelle. Le lecteur attentif ressort de cette lecture mieux informé, plus conscient des défis à relever et probablement interpellé par la nécessaire réinvention du rapport que nous entretenons avec ces outils numériques qui ont investi nos vies sans que nous ayons vraiment envisagé leurs conséquences.
J.F.

Génération anxieuse, Jonathan Haidt – Les Arènes, janvier 2025, 440 pages

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