Em Silêncio, les chemins de l’exil

Les éditions La Boîte à Bulles publient Em Silêncio, premier roman graphique d’Adeline Casier, conçu en hommage à son grand-père. Il y est question du Portugal de Salazar, d’exil, de précarité et de solidarité. Le tout dessiné au crayon graphite, dans un noir et blanc qui laisse toute sa place à l’expressivité. 

Sous le régime autoritaire de Salazar, les aspirations de Joao se fracassent contre les falaises escarpées de la réalité. L’homme ne poursuit pourtant aucun objectif extraordinaire : il cherche à vivre paisiblement, dans un confort relatif, avec sa famille et ses proches. Un jour comme un autre, alors qu’il trime pour un salaire insuffisant, il assiste, impuissant, à l’arrestation de Carlos, son frère, entraîné loin de son foyer par les gendarmes. Peut-être livré à la sinistre PIDE – la police politique – ou envoyé sur un lointain front de guerre en Angola, il disparaît sans prévenir. Dans un contexte implacable d’oppression et de pauvreté endémique, la solidarité demeure souvent un ultime rempart : Joao soutient ainsi comme il le peut Amalia, sa belle-sœur, en lui offrant réconfort et nourriture. 

Le Portugal de Salazar s’avère économiquement anémique. Les femmes récoltent dans les champs, les grands-mères vendent des tissages au marché, mais tous ces efforts ne comblent pas les besoins les plus élémentaires. Et quand Joao perd son travail après quatorze années de dur labeur, il se retrouve face à l’impensable : le chômage dans un pays où le moindre emploi se fait déjà rare. « Y a plus de boulot dans ce trou paumé, ni nulle part dans ce pays d’ailleurs. » Il réalise alors qu’il doit envisager un avenir hors de son village, voire du Portugal, pour échapper au spectre de la famine. En France, son cousin Manuel lui promet un emploi et une vie plus avantageuse, alors le père de famille désormais désœuvré caresse l’espoir de partir, s’installer à Paris, puis faire venir sa femme et ses filles une fois que sa situation y sera stabilisée. 

Cependant, l’exil demeure coûteux et périlleux. Il exige de recourir à des passeurs et d’accepter mille risques. Chaque pas accroît la peur d’être dénoncé ou traqué. Joao se joint à un groupe d’hommes qui, comme lui, cherchent à gagner la France. Parmi eux, Abilio, un déserteur qui a fui l’enrôlement forcé grâce à la complicité d’un ami étudiant, et Antonio, un ancien tailleur dont le village ne pouvait plus payer les services. Ils avancent à pas feutrés, redoutant d’être repérés par les carabiniers ou les gardes-frontières, conscients que le moindre faux pas peut condamner l’ensemble du groupe. Les hommes se lient d’amitié, s’éveillent les uns aux autres. Joao partage le peu de nourriture qu’il possède avec Miguel, un jeune garçon encore plus vulnérable. La camaraderie naît de la détresse commune. 

Mais le périple se transforme parfois en tragédie : lorsque Miguel est abattu par des carabiniers, il faut le laisser derrière, l’abandonner sans un regard, pour ne pas compromettre la fuite collective. La culpabilité ronge alors Joao, qui fait tout pour ne pas sombrer dans le désespoir, bien que la tension soit à son comble. Et malgré l’aide ponctuelle des populations locales, les conditions restent difficiles, voire misérables : les exilés doivent dormir parmi les bêtes, traverser des cours d’eau sans savoir nager et constamment guetter la moindre patrouille. Les corps se fatiguent, les nerfs sont à vif et la faim tenaille, mais l’élan de survie, soutenu par la solidarité, ne faiblit pas.

Au pays, chaque arrestation, chaque appel sous les drapeaux, fragilise le tissu social d’un village déjà mis à l’épreuve par la répression et la pauvreté. « Tant d’autres sont partis comme toi, nous laissant sans nouvelles… », apprend Joao dans une lettre. Pis, une fois en France, il se rend compte du gouffre qui sépare le rêve de la réalité. Il espérait trouver une terre d’accueil plus clémente et des perspectives d’avenir moins sombres. Mais son cousin Manuel vit dans une promiscuité difficile à supporter, cerné par la précarité et les rats. Joao doit se résoudre à accepter, une fois encore, un emploi épuisant, sans protection ni papiers, pour un salaire dérisoire. Logé dans un hangar mal isolé, il sent à nouveau l’étau de l’injustice se refermer sur lui, comme si l’exil ne lui avait procuré qu’une version à peine différente de l’oppression subie au pays. « Une chose à la fois, voilà ta paie. On verra le reste le mois prochain », se contente d’affirmer son chef. Son cœur se serre en écrivant à sa femme : il omet de mentionner ses conditions de vie, de peur de l’inquiéter et de la décourager. Fuir la dictature ne garantit pas l’épanouissement, et les rêves de renouveau se dissolvent peu à peu. 

Dans l’ombre de la dictature et de l’exil, Adeline Casier saisit les fragilités de ses personnages avec une sensibilité rare. Elle souligne combien la solidarité demeure essentielle face à l’adversité. D’une grande maturité, Em Silêncio interroge aussi, en filigrane, la notion d’ailleurs, et montre que la fuite n’équivaut pas toujours à la libération escomptée : les illusions de confort laissent parfois place à de nouvelles formes d’injustices. Au terme d’un parcours éprouvant, joliment illustré, le lecteur est invité à reconsidérer l’oppression politique dans la vieille Europe, la dureté de l’exil et la persistance des violences, économiques ou non, infligées aux hommes. Ainsi, passionnant, l’album dresse un portrait vertigineux de vies en suspens et nous rappelle, par la force du dessin, que même dans l’obscurité, chaque individu conserve sa résilience et sa volonté de protéger les siens, fût-ce au péril de sa vie. 

Fiche produit Amazon

J.F.


Em Silêncio, Adeline Casier  – La Boîte à Bulles, janvier 2025, 160 pages


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