
Dans un monde où les objets du quotidien s’étiolent sous l’œil blasé des passants, Claes Oldenburg les a agrandis, aplatis, dégonflés, altérés et surtout offerts à la poésie urbaine. Son art, hybride d’observation sociale et d’émerveillement surréaliste, a redessiné les contours de la sculpture contemporaine.
New York, années 60. Des hamburgers gonflés de mousse, des robes molles comme des chiffons usés et des glaces fondantes décorent The Store, une installation où l’art imite la banalité en lui insufflant une âme grotesque. Claes Oldenburg vient de faire basculer le Pop Art de la toile à la rue, du plat au volume, du statique à l’organique.
L’homme est à l’art ce qu’un cuisinier de fast-food est à la gastronomie : un déconstructeur des normes. Né en Suède en 1929, il débarque à Chicago enfant, s’imprègne des absurdités et du mode de vie de l’Amérique, puis transforme ses trouvailles en sculptures qui oscillent entre satire et célébration, ouvertes aux interprétations du public.
Ce que Claes Oldenburg fait le mieux, c’est montrer et questionner par le détournement. Ses pinces à linge géantes et ses prises électriques disproportionnées ne sont pas que des gags visuels ; ce sont des réflexions sur une société engloutie par ses propres créations. Avec un humour acerbe, il nous rappelle que les objets qui nous entourent – les hamburgers, les cônes de glace, les bouteilles de ketchup – définissent autant nos désirs que nos absurdités.
Dans l’Amérique d’après-guerre, où la prospérité rime avec accumulation, les artistes pop, à l’instar d’Andy Warhol, ont tendu un miroir déformant à leurs contemporains. Mais avec Claes Oldenburg, ce n’est pas un miroir cynique. C’est un reflet qui fait sourire, qui étonne, qui choque avec douceur. « Ce n’est pas que j’aie des opinions sur les cornets de glace ou les hamburgers… C’est juste que c’est ce que je vois », disait-il.
Inspiré notamment par René Magritte et Salvador Dalí, l’artiste américano-suédois manipule les échelles et les contextes pour nous sortir de notre zone de confort visuel. Prenez Spoonbridge and Cherry, une gigantesque cuillère incurvée portant une cerise juteuse, plantée au beau milieu d’un parc à Minneapolis. Cet objet monumental réenchante le paysage et invite les spectateurs à interagir, à rêver.
Avec son épouse et collaboratrice Coosje van Bruggen, il a porté cette esthétique du rêve quotidien dans les places publiques du monde entier. Le duo a donné une grandeur inattendue aux objets les plus triviaux : une paire de jumelles, une épingle, des quilles de bowling, un cône de glace en train de fondre… Chaque œuvre constitue une interruption dans la routine visuelle, une invitation à repenser ce que nous tenons pour acquis. Les objets se réapproprient une valeur au-delà de l’impensé qui les frappe habituellement.
L’une des signatures de Claes Oldenburg, ce sont ses « sculptures molles ». Ces formes affaissées – batterie, hamburgers, écrans… – révèlent la vulnérabilité des objets. Alors que la sculpture traditionnelle exalte la permanence, le faste et la grandeur, l’artiste choisit au contraire la lâcheté, la flexibilité et l’imperfection. Ces sculptures cohabitent avec d’autres, publiques, en acier et en aluminium, qui y répondent par contraste : elles fascinent par leur solidité et leur incongruité. Tout et son contraire.
Pourtant, Claes Oldenburg n’a jamais cherché à mystifier son public. Ses œuvres s’adressent à tous. En élevant les objets du quotidien à une échelle qui les dépasse, il a ouvert une brèche dans l’art contemporain, où le trivial et le sublime prennent langue. Les installations monumentales de Jeff Koons ou les provocations de Damien Hirst s’en inspirent pour partie. Mais là où ces héritiers plus ou moins assumés flirtent parfois avec l’élitisme, Claes Oldenburg reste l’anti-snob. Il n’a jamais voulu que ses sculptures « restent assises sur leur cul dans un musée ». On en retient cette leçon simple mais essentielle : le monde qui nous entoure est déjà plein d’art, il suffit d’élargir notre regard.
J.F.

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