
Le 11 mai 1981 disparaissait Bob Marley, artiste jamaïcain dont la voix et la renommée avaient gagné la planète entière. Chantre de la lutte contre l’oppression, inspiré par le rastafarisme et pétri des héritages violents de l’histoire caribéenne, l’homme fit de l’Afrique sa terre promise et de l’exil forcé des descendants d’esclaves le fil conducteur d’un engagement qui le caractérise autant que son talent.
Né Robert Nesta Marley en 1945 en Jamaïque, Bob Marley est issu d’une histoire marquée par la violence coloniale, la traite négrière et la plantation esclavagiste. Pays insulaire des Caraïbes, l’île est peuplée de descendants d’Africains asservis ; elle voit apparaître au fil des générations une conscience identitaire nourrie par la quête de racines, la remise en cause de l’héritage colonial et la volonté de reconquérir une souveraineté culturelle et spirituelle, jusque-là piétinée par les Espagnols, puis les Britanniques. Grandissant dans ce contexte, avec la particularité d’être métisse dans une société divisée, Bob Marley entend parler de Marcus Garvey, grande figure locale du panafricanisme, qui proclame l’urgence d’un retour sur le continent africain. Dans l’imaginaire du jeune chanteur, l’Afrique devient Sion, la terre promise censée guérir les plaies de l’histoire et offrir au peuple noir un horizon de réconciliation.
Le parcours artistique de Bob Marley résonne intimement avec cette croyance. Le rastafarisme, inspiré par la figure sacrée d’Haïlé Sélassié Ier, empereur d’Éthiopie, propose une théologie de la libération des Noirs et un retour vers l’Afrique. Le leader des Wailers y puise une spiritualité militante, un langage universel pour dénoncer l’injustice, le racisme, le néocolonialisme. Ses chansons, d’une force poétique et musicale inouïe, mettent certes du temps à faire leur œuvre et à trouver leur public, mais elles deviendront ensuite des hymnes à l’affranchissement, accompagnant les luttes contre toutes les formes d’oppression, du Bronx à Soweto.
Dans les années 1970, l’Afrique post-indépendances se confronte à la réalité amère des coups d’État, des régimes autoritaires et du recul des libertés individuelles. Bob Marley découvre alors un continent loin d’être unifié, souvent piégé dans des jeux de pouvoir hérités d’une histoire complexe. Le panafricanisme, rêvé comme une solution politique radicale, peine à se matérialiser sur des terres traversées par des identités plurielles, des frontières arbitrairement tracées et des clivages internes. Son engagement politique n’en demeure pas moins sincère. Ses compositions, telles que « War », inspirée d’un discours de Sélassié à l’ONU, ou « Africa Unite », appelant à l’union des peuples africains, témoignent à elles seules d’un espoir fervent.
Lors de son premier voyage en Éthiopie, en 1978, Bob Marley ne donne aucun concert mais rencontre en revanche la communauté jamaïcaine installée à Shashemene. C’est là qu’il crée « Zimbabwe », chanson dédiée aux indépendantistes luttant contre le régime raciste de Ian Smith en Rhodésie du Sud. Il participera quelques mois plus tard à un concert à Harvard, dont les bénéfices soutiennent financièrement les combattants africains pour la liberté. Puis, en 1980, il se rend au Zimbabwe nouvellement indépendant, s’y produit à ses frais et contribue à faire vibrer cette jeune nation, dont la volonté d’émancipation a été portée par sa musique. Durant ces moments historiques, Bob Marley ajoute à son statut de musicien celui de symbole vivant.
Pourtant, l’homme n’est pas à l’abri des détournements politiques. Au Gabon, il est invité par Pascaline Bongo pour célébrer l’anniversaire de son père, le président Omar Bongo, autoritaire et clivant. Le concert, confiné aux élites, illustre l’écart parfois douloureux entre le message libérateur de Bob Marley et la réalité de certains pouvoirs africains, prompts à instrumentaliser son aura pour leur propre légitimation. Ainsi, la voix du reggaeman, si puissante soit-elle, se heurte aux inerties du politique et aux logiques d’exclusion. L’artiste se trouve pris dans un paradoxe : être acclamé comme un chantre de la liberté universelle tout en restant une figure facilement récupérable par ceux qu’il entend dénoncer.
Quoi qu’il en soit, des décennies après sa disparition, la musique de Bob Marley demeure une boussole morale dans bien des luttes contemporaines, un point de ralliement spirituel pour des peuples en quête de dignité. Les célébrations du soixantième anniversaire de sa naissance, en 2005, rassemblent des centaines de milliers de personnes sur Meskel Square, à Addis-Abeba, démontrant que sa mémoire reste vive.
Reste alors à problématiser cet héritage : Bob Marley fut-il un acteur politique réellement efficace, ou principalement un symbole inspirant ? Ses appels au retour en Afrique, ses dénonciations des injustices, ont-ils vraiment pu infléchir les trajectoires politiques du continent, ou ont-ils surtout alimenté une mythologie libératrice, un rêve fédérateur dans un contexte mondial de répression ? La puissance de l’art se heurte ici à la complexité du fait politique, à la résistance des structures de pouvoir. Peut-être l’influence de Bob Marley se niche-t-elle moins dans des changements concrets et immédiats que dans la formation d’une conscience globale et d’une solidarité transcontinentale, donnant aux opprimés, où qu’ils se trouvent, un hymne commun.
J.F.

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