« Wokisme » au cinéma : miroir des tensions sociétales ?

Une bataille culturelle autour du « wokisme » semble s’inviter dans les débats de société, et le cinéma n’y échappe pas. Accusé d’être le cheval de Troie d’une censure organisée au nom du politiquement correct, qui menacerait la liberté artistique, le « wokisme » fait l’objet de critiques régulières et le plus souvent outrancières. Pour ses détracteurs, l’inclusion de minorités ou le dépoussiérage d’œuvres classiques constitueraient une concession impardonnable à une idéologie jugée liberticide. Mais ces critiques ne font finalement que brouiller la réalité des enjeux. Elles révèlent avant tout une crispation devant le simple fait que le cinéma se transforme, à l’image d’une société en pleine mutation.

Certains n’hésitent ainsi pas à accuser le cinéma contemporain d’être au service d’une supposée « propagande woke ». Récemment, le film Blanche-Neige, de Disney, a fait polémique : le choix de Rachel Zegler, une actrice latino, pour incarner le rôle-titre a suscité l’indignation de certains commentateurs, accusant la firme aux grandes oreilles de trahir l’esprit du conte. Cet exemple illustre parfaitement l’ampleur de réactions souvent disproportionnées, où le casting et la réinterprétation d’un personnage de fiction suffisent à déclencher une polémique à grande échelle, parfois même mondiale. Ces critiques voient des agendas cachés là où il n’y a souvent qu’une volonté d’élargir l’imaginaire collectif et d’offrir au public des oeuvres représentatives, dans lesquelles chacun peut se reconnaître.

Au-delà de l’écume des réactions indignées, l’aspiration à un cinéma plus inclusif répond à un besoin fondamental : celui de mieux refléter une société diverse et complexe. Longtemps, Hollywood s’est contenté d’histoires socialement uniformes et de castings majoritairement monochromes. Pourtant, avec le succès des productions comme Black Panther, Get Out ou encore Everything Everywhere All at Once, il est évident qu’un public existe pour des récits et des protagonistes plus variés. Ces films accompagnent une tendance de fond : celle de s’affranchir des stéréotypes de représentation et de donner une voix à des histoires et des personnages trop longtemps mis de côté. Dans ce contexte, qualifier de « wokisme » cette ouverture ne fait qu’invisibiliser les bénéfices d’une plus grande diversité.

Cette critique du « wokisme » ressemble fort à une panique morale, à l’instar de celles qui ont secoué d’autres époques. Dans les années 1930, l’arrivée du son au cinéma a été jugée par certains comme la fin de l’art cinématographique, au même titre que le passage à la couleur. Dans les années 1960 et 1970, la montée du cinéma d’auteur, qui traitait de sujets controversés comme la sexualité, la violence ou la politique, a été perçue comme une menace pour les valeurs traditionnelles. Aujourd’hui, c’est la diversité qui provoque l’indignation, comme si toute nouveauté devait nécessairement être suspectée. Ce qui se joue ici, ce n’est pas tant un débat sur le respect des us et coutumes ou la liberté d’expression qu’une résistance au changement, parfois réactionnaire, face à des valeurs inclusives.

Le cinéma, comme tout art, évolue avec son temps. Rejeter en bloc les tentatives de représenter une société plus complexe et plurielle, c’est refuser d’admettre qu’il doit rester vivant, en phase avec son public et le milieu dans lequel il s’insère. Les critiques du « wokisme », prompts à avancer des arguments exagérés ou détournés, risquent de scléroser un débat qui pourrait être constructif. Il est temps de dépasser les clivages pour admettre que la diversité n’a jamais tué la liberté artistique ou falsifié une création. Au contraire, elle en forme pour partie l’essence, en offrant au cinéma une chance de se réinventer, d’être un espace d’expression plus riche et plus juste.

Plutôt que de se perdre dans des querelles stériles et des polémiques sans fond, il est grand temps d’accueillir le changement avec discernement. La diversité, la juste représentation du monde tel qu’il est, ce n’est pas un dogme mais une opportunité d’élargir nos horizons, de rencontrer des personnages que nous n’aurions peut-être jamais croisés, de s’y attacher et de découvrir des récits qui apportent une plus-value à notre compréhension du monde. Lutter contre le « wokisme » pour le simple plaisir de s’indigner, en s’imaginant par exemple que les Noirs ou les homosexuels seraient désormais surreprésentés, n’est qu’un leurre qui détourne l’attention des vraies questions artistiques et sociales.

Car une étude de l’Université de Californie du Sud montrait qu’en 2019, sur les 100 films ayant obtenu le plus de succès au box-office, seuls 32 présentaient des personnages principaux issus de groupes sous-représentés, 3 proposaient un personnage principal joué par une femme de 45 ans ou plus et 12 étaient réalisés par des femmes. D’autres chiffres se révélaient tout aussi interpellants : 56 longs métrages ne comportaient aucun personnage hispanique et à peine 1,4 % des personnages parlants étaient LGBTQ, contre 2,3 % handicapés… 

J.F.


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