
Ce que l’on nomme par commodité et de manière réductrice « langage cinématographique » est en réalité un assemblage complexe et hétérogène de différents systèmes de signes. Ces derniers s’articulent et interagissent entre eux pour produire un discours faisant sens et effet.
Contrairement à la langue, qui repose sur un système de signes relativement fixe et structuré, le cinéma s’appuie sur une multiplicité de systèmes sémiotiques. Chaque élément d’un film – qu’il s’agisse de dialogues, de musique, d’images ou même du montage – peut être envisagé comme un langage à part entière, avec ses propres codes et modes d’expression.
En premier lieu, c’est la langue qui va conditionner notre compréhension des films. Les dialogues ou les sous-titres nous permettent de suivre l’histoire, d’appréhender les relations entre les personnages et, partant, d’interpréter les intentions des réalisateurs. Même dans le cinéma muet, où la parole est en apparence absente, la langue trouve sa place à travers les intertitres et le gestus.
La musique, quant à elle, vient en appui, depuis que le cinéma est cinéma. Elle transcende les mots et superpose aux actions une dimension émotionnelle et symbolique. Elle peut suggérer une ambiance, marquer un changement de ton ou encore appuyer le rythme d’une scène. Considérée comme un langage à part entière, elle contribue de manière significative à la richesse du langage cinématographique, par un caractère programmatique, cérémonial, indiciel ou encore ironique.
Souvent perçue comme l’essence même du cinéma, l’image se distingue fondamentalement de la langue. Alors que cette dernière repose sur des unités bien identifiées et en nombre limité – les mots –, l’image est continue, fluide, déterminée par des choix de montage, de lumière, d’angle et de composition, et ouverte à une multitude d’interprétations.
Cette caractéristique confère au cinéma une richesse unique : chaque spectateur peut percevoir et interpréter une image de manière différente, en fonction de ses propres schèmes et connaissances du monde. L’échelle des plans illustre bien la continuité qui est propre à l’image cinématographique. Les distinctions entre gros plans, plans moyens, plans américains ou plans d’ensemble ne sont pas figées. Un plan ne se définit pas par des frontières nettes et les catégories se fondent naturellement les unes dans les autres, offrant une infinité de nuances visuelles.
L’image, pourtant, fait sens et effet(s). Un cavalier blanc pris en chasse par des Indiens dans les Rocheuses américaines constitue une forme d’énonciation. Elle peut d’ailleurs supporter plusieurs lectures, et le statut de victime va peut-être migrer vers celui de bourreau dès lors que le spectateur va considérer l’historicité associée à cette image. Exprimé autrement, la représentation du cavalier blanc, en tant que signifiant, peut évoquer plusieurs signifiés, tels que l’héroïsme ou l’oppression, selon le contexte.
L’interprétation des images reste une tâche souvent hypothétique. Contrairement aux mots, dont le sens est déterminé par des règles grammaticales et des conventions sociales, et consolidé par des siècles d’usage, le sens des images se veut plus diffus et subjectif. Il s’indexe non seulement aux autres éléments du film – tels que le scénario, le montage ou encore la bande-son – mais il dépendra tout autant du contexte culturel et personnel du spectateur. Des citations (auto)référentielles ou même un dialogue entre le diégétique et l’extra-diégétique peuvent s’y glisser et complexifier encore l’accès à une information exhaustive.
Pour autant, il nous faut nuancer. Malgré leur fluidité, les images cinématographiques sont construites de manière intentionnelle pour guider l’interprétation du spectateur. De plus, certaines images peuvent être aussi codifiées que des mots, par exemple dans des genres cinématographiques ou des conventions visuelles spécifiques. Un pieu dans un film de vampires, une tombe chez George Romero ou une cicatrice sur un personnage de David Cronenberg posséderont tous leur propre sens, plus ou moins évident.
Autre particularité, les images produisent plusieurs discours, selon qu’on les considère seules ou conjointes. Dans le cadre du spectacle cinématographique, elles ne fonctionnent jamais de manière isolée. Elles apparaissent toujours en relation avec d’autres images et avec les différents systèmes sémiotiques qui composent le film. Chaque œuvre se caractérise ainsi par un réseau dense de signes interconnectés, dont l’interprétation requiert une attention particulière aux détails et une prise en compte des multiples niveaux de signification. Et cette interprétation peut d’ailleurs changer avec le temps : un film produit dans un certain contexte historique peut être réinterprété différemment des décennies plus tard, cela étant particulièrement vrai au regard des questions raciales ou de genre.
Cette pluralité est précisément ce qui permet à chaque spectateur de vivre une expérience unique, nourrie par ce qu’il est, ce qu’il ressent, ce qu’il sait et ce qu’il perçoit. La démarche de ce personnage n’a-t-elle pas quelque chose d’étrange ? Ce moment suspendu de la vie ordinaire cacherait-il une réflexion profonde ? Ce geste, cet objet, ce symbole n’est-il pas pensé en contradiction ou en miroir de celui-ci ou celui-là ? Le langage cinématographique peut être un chœur ou une cacophonie, volontaire ou non, mais il nécessite de tenir compte de toutes ses dimensions, de la chose filmée à son cadre spatiotemporel, du cut qui l’interrompt au décor qui lui succède, de la lumière à laquelle on l’expose à la profondeur de champ qui l’entoure.
Parfois, le discours intrinsèque, celui qui est propre à un film, est augmenté d’une intertextualité forte, interne à une filmographie ou plus vaste, et le langage s’engage alors dans des ramifications d’ordre cinéphilique. Conférez à ce long métrage un caractère ouvertement polysémique et vous récolterez une œuvre si pas inépuisable, au moins porteuse de multiplicité.
D’autres concepts sémiologiques peuvent évidemment s’appliquer au septième art. La dénotation est le sens littéral d’un signe, tandis que la connotation se réfère aux significations supplémentaires, souvent subjectives, qui s’y ajoutent. Dans le cadre d’un gros plan, la dénotation serait simplement la représentation d’un visage, tandis que la connotation pourrait inclure des sentiments de tristesse, de mystère ou de menace, selon le contexte. Par ailleurs, un réalisateur va construire le syntagme d’une scène en combinant des unités paradigmatiques faisant sens, par exemple en alternant des gros plans et des plans d’ensemble, pour en renforcer l’effet dramatique.
Concepts de Roland Barthes, l’ancrage se réfère au texte (ou tout autre élément) qui fixe le sens d’une image, tandis que le relais fait référence à un texte (ou autre élément) qui viendrait prolonger ou compléter le sens de cette image. Dans le film Taxi Driver (1976), le monologue intérieur de Travis Bickle, dans lequel il décrit sa vision pessimiste du monde, complémente ce que l’on voit à l’écran. Les images de New York dépeintes comme sales et décadentes sont enrichies par les pensées sombres et perturbées du personnage.
Dans la sémiologie de l’intellectuel français, le mythe est défini comme un discours qui naturalise des idéologies culturelles. De la même manière que le montage va guider l’attention et les attentes du spectateur (Citizen Kane et Rashomon en constituent peut-être l’apogée), le mythe va parfois pénétrer un film au point d’en altérer la teneur et la compréhension (imaginez le Christine de John Carpenter avec une brosse à dents au lieu de la Plymouth Fury…).
Le cinéma s’est construit autour d’un mélange des arts. Il procède de la même manière avec les langages et leurs codes.
J.F.

Laisser un commentaire