
Les éditions Daniel Maghen publient Patchwork : Une biographie en images de la créatrice d’Ernest et Célestine. Recueil de dessins agrémenté d’extraits de correspondances mais aussi d’informations biographiques sur la vie et l’œuvre de Gabrielle Vincent, ce beau-livre, poétique et passionnant, constitue un précieux hommage à l’une des artistes belges les plus importantes du siècle passé.
Il est des créatrices qui vivent dans la lumière éclatante de la reconnaissance médiatique, et puis il y a Monique Martin, celle qui préférait l’ombre. Plus connue sous son pseudonyme Gabrielle Vincent, cette femme discrète a légué à la postérité une œuvre où l’enfance et l’observation du monde se mêlent à la simplicité poétique du trait. Née et ayant vécu toute sa vie à Bruxelles, la capitale belge fut pour elle un ancrage et un formidable terrain d’exploration. Elle n’en sortait que pour de rares échappées vers des horizons lointains, qui nourrissaient secrètement son imaginaire : le Maroc, la Tunisie, l’Égypte… Des terres où la lumière et les couleurs s’imposaient comme une évidence, en contraste avec sa palette initiale, plus sobre et monochrome.
Pour Monique Martin, la création était un moment de suspension, une parenthèse volontaire qui nécessitait que le monde extérieur disparaisse fugacement. Elle pouvait s’enfermer des semaines entières dans son appartement bruxellois, tel un cocon protecteur, coupée du tumulte de la ville, des sources de distraction, de tout ce qui pouvait altérer sa production. Ces périodes d’isolement étaient nécessaires pour laisser naître ses histoires et ses dessins. Ernest et Célestine, le duo de l’ours bourru et de la petite souris intrépide, est sans doute son chef-d’œuvre. Cette histoire pour enfants, empreinte de tendresse et de subtilité, reflète la complexité de ses sentiments à l’égard de l’humanité et son attachement aux relations simples mais profondes.
Monique Martin ne restait toutefois jamais longtemps loin des gens. Dès qu’elle se permettait un « break », elle retrouvait le contact humain avec un plaisir authentique. Elle s’imprégnait des vies qu’elle croisait, les observait avec une tendresse attentive. Les conversations, les visages, les paysages inspiraient son crayon. Il n’était pas rare qu’elle s’interrompe au milieu d’une discussion pour capturer un instant, un mouvement. L’art pour elle était une urgence, un besoin impérieux de fixer l’éphémère.
Elle y a débuté avec les outils du noir et blanc – le fusain, le crayon, l’encre de Chine – trouvant là une rigueur presque ascétique. Encouragée dans cette voie par son ami et confident J. De Smedt, amour platonique s’il en est, elle développa une esthétique sobre avant que les couleurs ne viennent doucement éclore dans son œuvre plus tardive. Discrète avec les médias, Monique Martin fuyait les caméras et les interviews. Elle a néanmoins laissé derrière elle une correspondance riche et documentée, des lettres soigneusement écrites de sa main, qui révèlent aujourd’hui un peu plus de cette femme énigmatique, restée, en de nombreux aspects, une enfant. Car c’est là un des fils conducteurs de sa vie : elle n’a jamais perdu cette part de spontanéité et de jeu que l’on associe traditionnellement à l’enfance.
Monique Martin n’était pas une intellectuelle de l’art, mais une instinctive. Elle peignait dans l’urgence, laissant son crayon ou son pinceau guider sa main au gré de l’émotion du moment. Ses influences, elle les puisait d’abord chez les grands maîtres du dessin pour enfants, tels qu’Arthur Rackham ou Ernest H. Shepard, dont la délicatesse de trait l’inspirait. Mais elle regardait aussi, de loin, vers les géants que sont Rubens, Goya, Rembrandt, Turner ou même Modigliani, absorbant leurs univers avec parcimonie.
Dans ses œuvres, ici restituées, on retrouve deux univers distincts mais liés : celui des gens, qu’elle observe dans leur quotidien, notamment au Palais de Justice, qu’elle considérait comme un véritable théâtre de la vie humaine. Et puis, celui des animaux, qu’elle dote d’une humanité touchante, à l’image d’Ernest et Célestine. Ses techniques évoluent au fil du temps, mais la poésie demeure : si les débuts se font en noir et blanc, le pastel, l’huile, l’aquarelle et même le bic trouvent peu à peu leur place dans sa palette.
Finalement, Monique Martin, ou Gabrielle Vincent, qu’importe, a offert au monde une fenêtre sur son univers intérieur, en toute simplicité. Elle a dessiné les gens comme on esquisse des souvenirs, les animaux comme on raconte des histoires. Et à travers ses croquis et ses tableaux, elle a su faire vivre cette magie discrète du quotidien, ce regard attentif et bienveillant sur la vie. Poétique et intime, son œuvre est une invitation à ralentir, à observer, à s’émerveiller – une invitation à rester, malgré les années, un enfant dans le regard.
Patchwork rend parfaitement compte de cela, à travers les nombreux dessins qui en forment le corpus. On passe des animaux anthropomorphisés peints à traits fins, à l’aquarelle, à des croquis au trait, en noir blanc, minimaliste, presque esquissé. Entretemps, c’est une série de bâtiments croqués à la hâte ou des chats représentés dans des teintes douces, principalement de gris, de noirs et de bruns, qui viennent flatter notre regard, exposé à la sensibilité d’une artiste qu’il serait décidément dommage de ne pas revisiter. Quoi de mieux, pour ce faire, que cet assemblage structuré de textes et d’œuvres, édifiant quant à sa démarche artistique ?
J.F.

Patchwork : Une biographie en images de la créatrice d’Ernest et Célestine, Gabrielle Vincent – Daniel Maghen, octobre 2024, 320 pages

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