
Zone critique (Delcourt/La Découverte) est le fruit d’une collaboration entre Philippe Squarzoni et le philosophe Bruno Latour. Cet essai graphique, initié avant la mort du penseur français, s’inscrit dans la continuité des réflexions de ce dernier sur les bouleversements provoqués par le Nouveau Régime Climatique. Les auteurs y nouent un dialogue entre les ouvrages Où atterrir ? et Où suis-je ?, et proposent une lecture accessible mais non moins édifiante des défis contemporains.
Dans l’introduction de Zone critique, une femme, prise d’une mélancolie tenace, apparaît incapable de trouver la joie dans un monde où les paysages s’effacent et les éléments dysfonctionnent sous la menace d’une destruction écologique. Pour elle, le soleil n’est par exemple qu’un rappel insidieux du réchauffement climatique, un présage de finitude. Ce sentiment, à la fois intime et universel, fait écho à l’éco-anxiété et pose les premiers jalons d’une réflexion plus large sur l’état du monde moderne. La globalisation, la montée des inégalités et les mutations climatiques ont caractérisé les dernières décennies, entraînant avec elles une série de crises adjacentes : économiques, écologiques et sociales. « La question climatique est désormais au cœur de tous les enjeux géopolitiques. Et elle est directement liée à celle des injustices et des inégalités. »
Zone critique rappelle que ces crises sont également à l’origine des populismes et motivées par l’immobilisme des dirigeants, que les auteurs dénoncent avec force. Porter des vêtements revient aujourd’hui souvent à concourir implicitement à l’exploitation des enfants au Bangladesh et consommer de la viande favorise les émanations de méthane. C’est ainsi qu’une culpabilité diffuse s’empare de certaines personnes, tandis que les dirigeants du monde préfèrent généralement regarder ailleurs. Presque chaque geste du quotidien est lié à une forme de destruction, ce qui vient souligner, implacablement, l’inextricable union entre les modes de vie des sociétés modernes et les catastrophes écologiques en cours. « La nouvelle universalité, c’est de sentir que le sol est en train de céder. Et notre seule issue : découvrir en commun quel territoire est habitable et avec qui le partager. »
Aveuglement, montée des populismes et émergence des isolations nationales
Zone critique en atteste : plusieurs événements d’ampleur internationale ont bouleversé le début du XXIe siècle. Le Brexit et l’élection de Donald Trump en 2016 peuvent notamment être interprétés comme des replis nationalistes, voire des symptômes d’un monde qui refuse de reconnaître la centralité de la question climatique dans les enjeux géopolitiques actuels. Après tout, le POTUS n’a-t-il pas cherché à tenir son pays éloigné des accords de Paris ?
Au cœur de Zone critique se trouve une interrogation : « Où atterrir ? ». Les seuils critiques de durabilité pour la planète sont atteints les uns après les autres, et l’humanité se retrouve en quête d’un territoire viable, où elle pourrait survivre en tant qu’espèce en harmonie avec un environnement suffisamment armé pour faire face à ses besoins. Mais il serait toutefois illusoire de croire que neuf ou dix milliards d’individus pourraient poursuivre sans heurts leur american way of life : les auteurs plaident à cet égard pour une prise de conscience des limites planétaires et pour des modes de vie en adéquation avec les possibilités terrestres. Ils regrettent par ailleurs : « On continue d’opposer l’économie à l’écologie. Les exigences de développement à celles de la nature. Les questions d’injustice sociale à la marche du vivant. »
L’impossibilité de perpétuer des modèles fondés sur la surconsommation et la destruction des écosystèmes devrait tenir de l’évidence. Les grandes villes, leurs infrastructures et leurs multiples réseaux, ainsi que les principes civilisationnels qu’elles portent, ne peuvent être reproduits partout à l’identique sans mener à un désastre encore plus profond. Mais pour s’en convaincre, il faut en finir avec le déni et enfin se résoudre à vivre plus sainement. L’humanité doit se redéfinir en tant qu’espèce « terrestre » – liée à la terre et à ses ressources finies. Et cela n’a rien d’une sinécure. « C’est bien légèrement que l’on accuse le peuple de se méfier des élites, de croire à des faits alternatifs, quand certains ont fait de la politique en abandonnant volontairement le lien avec la vérité qui les terrifiait. Aucune connaissance ne tient toute seule. Les faits ne restent robustes que s’il existe pour les soutenir une culture commune, des institutions auxquelles se fier. »
Le travail graphique de Philippe Squarzoni illustre magnifiquement le propos général de l’ouvrage, notamment à travers des scènes de consumérisme effréné et d’infrastructure mondialisée, suggérant que ce modèle de société est à bout de souffle. Les marques pullulent pendant que la nature se meurt. Cette tension entre le naturel et l’artificiel constitue un thème récurrent : ici des abeilles envahissent des pages entières, là des incrustations montrent des logotypes commerciaux, ailleurs ce sont des scènes de vie en pleine pandémie de Covid-19 (celle des métiers dévalorisés mais essentiels) qui s’exposent à notre regard.
Climat, érosion, pollution, épuisement des ressources, autant d’envahisseurs contre lesquels nous nous montrons impuissants et qui entraînent, au grand dam des radicaux de droite, des migrations désordonnées. Malgré tout, les tenants de la modernisation continuent d’accuser ceux qui contestent la mondialisation d’être archaïques, déphasés, incapables de concevoir les bienfaits de ce que d’autres ont appelé le turbo-capitalisme.
Zone critique traduit avec maestria la pensée de Bruno Latour, tout en trouvant une force d’expression singulière, ô combien puissante, à travers le dessin de Philippe Squarzoni. Le roman graphique rappelle que l’humanité est inséparable de la Terre et de l’environnement qui l’accueillent. Oscillant entre la colère et la poésie, le récit constitue un puissant plaidoyer pour une réinvention de la modernité. Il nous invite à « redevenir terrestre », à retrouver un lien authentique avec ce qui nous est réellement indispensable, alors que les ressources et les conditions climatiques se font chaque jour plus précaires.
J.F.

Zone critique, Philippe Squarzoni et Bruno Latour –
Delcourt/La Découverte, octobre 2024, 176 pages

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