
Sa verve farceuse, son apparence burlesque, sa subversion des objets du quotidien, sa gestuelle presque plastique : Charlie Chaplin, et par extension son personnage-phare, Charlot, ont redéfini la comédie au cinéma. Analyse en trois parties.
Charlie Chaplin était un artiste complet qui jonglait avec différents arts au sein de ses films. Musicien, danseur, mime, acteur, scénariste, réalisateur, il a su fondre toutes ces disciplines pour créer un art cinématographique total et original. D’un point de vue technique, il privilégiait les plans larges pour mettre en valeur le mouvement et l’expressivité corporelle, et refusait les effets de caméra superflus.
L’apparition de Charlot, petit vagabond débrouillard et effronté, a trouvé un écho particulier dans le contexte de la Première Guerre mondiale. Son humour transgressif offrait alors une échappatoire au climat ambiant de souffrance et de moralisme. Ce personnage séduit par son langage corporel innovant, qui intègre la mécanique des structures filmiques et défie les conventions du jeu d’acteur traditionnel. On peut ainsi lire dans Modernités de Charlie Chaplin (Les Impressions nouvelles, 2022) : « Le gestus de Chaplin […] décompose le mouvement expressif de l’homme en une suite d’innervations infimes » et révèle ainsi la « loi du déroulement des images dans le film au rang de loi de la motricité de l’homme ».
Dès ses débuts, le personnage de Charlot fascine les artistes d’avant-garde (Dada, surréalisme), qui voient en lui une incarnation de leurs propres préoccupations artistiques et une critique acerbe de la modernité. L’utilisation des objets par Charlot, qui les détourne de leur fonction première pour en faire des outils comiques et poétiques, fascine ces artistes. Toujours dans Modernités de Charlie Chaplin, on lit ainsi qu’il « ignore l’accessoire. […] Ses films sont une suite hallucinante d’inventions de rire qu’il prend dans les objets qui lui tombent sous la main ». On ne compte en effet plus les fois où Charlot, pour se sortir d’une posture délicate, emploie un objet à d’autres fins que celles pour lesquelles il a été initialement conçu.
Le personnage de Charlot, avec ses transformations et son androgynie, tend à brouiller les frontières entre les genres et les identités. « Il incarne l’alliance des opposés que rend possible la figure de style de l’oxymore en rapprochant deux termes apparemment contradictoires au sein d’un même objet. » Maquillé, travesti, camouflé, Charlie Chaplin abandonne régulièrement son unicité pour endosser d’autres costumes, dans lesquels il va sans mal s’épanouir.
Parmi les thématiques fortes de son œuvre, on retrouve la mécanisation aliénante. À travers le personnage de Charlot, Charlie Chaplin met en scène la subordination de l’homme par la machine, notamment dans des scènes devenues iconiques comme celle de la chaîne de montage des Temps Modernes. André Bazin observe : « La mécanisation est en quelque sorte le péché fondamental de Charlot. La tentation permanente. » Mais le comédien et cinéaste dénonce aussi la déshumanisation de la guerre. Dans Charlot Soldat, il montre avec ironie, en sillonnant les tranchées, la folie meurtrière des conflits armés, tandis que dans Le Dictateur, il en annonce les motivations abjectes. Dans ses films, Charlie Chaplin explore fréquemment le sentiment d’absurdité qui caractérise la condition humaine dans un monde en pleine mutation.
Par son utilisation novatrice du langage cinématographique, son humour corrosif et sa critique sociale, Charlie Chaplin apparaît enfin comme un précurseur de l’art moderne. Sa filmographie et les images qui lui sont associées nourrissent l’imaginaire des artistes, qui s’inspirent volontiers de son langage visuel et de ses thématiques. On en retrouve notamment des échos dans les œuvres de Fernand Léger, Philippe Soupault et Henri Michaux. César Vallejo, Ono Hiroyuki ou encore Tina Modotti témoignent quant à eux de deux choses : le caractère transdisciplinaire et universel de cette influence, qui s’étend du théâtre kabuki à la photographie italienne en passant par la poésie péruvienne.
J.F.

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