
L’essayiste féministe Mona Chollet publie aux éditions La Découverte, dans l’excellente collection « Zones », Résister à la culpabilisation, un ouvrage problématisant le sentiment de culpabilité ressenti par les femmes en regard de leurs actes, de leur vie professionnelle ou encore de la maternité.
La culpabilisation des femmes, qu’il s’agisse des agressions sexuelles, de leur rôle de mère, de leur carrière ou, plus largement, de leur position dans la société, constitue un phénomène complexe, qui peut être lié à plusieurs facteurs culturels, sociaux et historiques. Parmi eux, Mona Chollet épingle en premier lieu la religion et ses représentations.
En effet, dans la tradition chrétienne et selon la doctrine défendue par saint Augustin, Ève est présentée comme la première femme, et presque aussitôt associée au péché originel. D’après le récit biblique de la Genèse, elle est celle qui a été tentée par le serpent et qui a ensuite entraîné Adam dans la désobéissance en mangeant le fruit défendu de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Ce récit a été interprété, depuis des siècles, comme la première faute humaine, et donc la mère de toutes les culpabilités.
Les femmes seraient intrinsèquement responsables du mal et du péché. Cette lecture rapide, postule l’auteure, a contribué à la stigmatisation des femmes et à la culpabilisation dont elles s’avèrent souvent porteuses. La faute originelle aurait été projetée sur une moitié de la population humaine, et elle continuerait de conditionner la manière dont les femmes perçoivent leur propre rôle dans la société. Pour en attester, les exemples ne manquent pas.
Cette culpabilisation conduit notamment les victimes de violences sexuelles à questionner leur propre comportement. C’est un phénomène bien documenté. Beaucoup de femmes ressentent de la culpabilité, non pas parce qu’elles sont responsables des agressions qu’elles subissent, mais parce que la société incite à remettre en question les actes de la victime plutôt que ceux de l’agresseur. Ce phénomène, connu sous le nom de « victim blaming » (blâmer la victime), est enraciné dans des croyances patriarcales qui suggèrent que les femmes doivent se protéger et éviter d’être « tentatrices », une idée qui trouve des échos évidents dans le mythe d’Ève.
Mona Chollet poursuit sa réflexion, corroborée par des cas concrets et des théories issues des sciences sociales, en mentionnant les attentes sociétales imposées aux femmes, à la fois en tant que mères et travailleuses. Les normes culturelles et religieuses exigent en effet d’elles qu’elles soient des mères dévouées, tandis que la réalité du système capitalistique y conjugue des prescriptions professionnelles fortes. Cela génère une double contrainte éprouvante : si une femme se consacre à sa carrière, elle peut se sentir coupable de « négliger » ses enfants, et inversement.
Les doctrines chrétiennes, puis sociales, ont historiquement valorisé des qualités comme la modestie, la soumission et la chasteté chez les femmes. Leur sentiment de culpabilité tient en partie au fait qu’elles se trouvent constamment surveillées et jugées – et souvent autocritiques. À cela, il faut ajouter que dans les sociétés contemporaines, particulièrement dans les économies capitalistes, il existe une injonction à être constamment productif. Mona Chollet rappelle ainsi que le travailleur est souvent jugé non seulement sur la qualité de son travail, mais aussi sur sa quantité et son efficacité.
Cette pression à « performer » crée un environnement où le travailleur internalise des attentes élevées et irréalistes, se sentant coupable lorsqu’il ne les atteint pas. L’éthique protestante, présente dans certaines traditions chrétiennes, a longtemps promu l’idée que le succès constituerait une récompense divine du labeur. Par conséquent, lorsque les travailleurs prennent des pauses ou ressentent le besoin de ralentir, fût-ce pour des raisons de santé, ils peuvent être assaillis d’une forme de culpabilité, comme s’ils ne respectaient pas une norme morale implicite. On comprend à la lecture de Résister à la culpabilisation que cela s’applique davantage encore aux femmes.
Les politiques de gestion des ressources humaines et les discours managériaux peuvent implicitement (ou explicitement) associer l’absentéisme à la paresse, au manque de motivation ou à l’irresponsabilité. Les travailleurs, de leur côté, finissent par s’approprier comme une vérité irréfutable les injonctions à la performance et développent un sentiment de culpabilité lié à l’idée qu’ils n’en « font jamais assez ». Un phénomène exacerbé par l’auto-surveillance et la comparaison sociale, où chaque écart par rapport aux normes de productivité est perçu comme un échec personnel.
Mona Chollet aborde aussi longuement la question de l’éducation des enfants, marquée par des normes sociales et culturelles qui peuvent, elles aussi, générer de la culpabilité chez les parents. Les enfants doivent à tout prix se conformer à des comportements « adéquats » et « acceptables », pourtant en tension avec leur nature même, qui reste fondamentalement caractérisée par la spontanéité, l’exploration, les débordements d’émotions.
Les parents peuvent tenter, en réponse, de surcontrôler le comportement de leurs enfants, cherchant à éviter des situations potentiellement embarrassantes. Ils peuvent ressentir de la culpabilité lorsqu’ils perçoivent qu’ils ne répondent pas aux attentes sociétales… Il existe une friction inhérente entre ce que la société attend des enfants et ce que l’enfance représente réellement. Elle est, par nature, une période d’expérimentation, de bruit, de mouvement et d’imagination débridée.
Résister à la culpabilisation n’est aucunement réductible à ces quelques réflexions. Mona Chollet questionne avec beaucoup de pertinence la société, les perceptions féminines, mais aussi son propre stakhanovisme dissimulé derrière le faux nez de l’hédonisme. Elle invite les lecteurs, et surtout les lectrices, à prendre de la distance avec les intimations sociétales, à considérer avec attention leurs propres besoins et affects, à s’affranchir d’un cadre de pensée qui enserre les individus en les culpabilisant. Un précieux outil d’introspection.
J.F.

Résister à la culpabilisation, Mona Chollet –
La Découverte/Zones, septembre 2024, 272 pages

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