
Patrick Chambon publie aux éditions Les Impressions nouvelles Michel Foucault, histoire de folie, un ouvrage graphique évocateur, dans lequel il transpose la pensée du philosophe français. Porte d’entrée vers l’œuvre complexe mais essentielle de Michel Foucault, et notamment son Histoire de la folie à l’âge classique, cet ensemble hybride, conçu au fusain et à la pierre noire, permet de prendre le pouls d’une folie à géométrie variable, souvent employée comme un prétexte pour maintenir l’ordre public et moral dans une société française conservatrice.
Michel Foucault a eu un contact direct, presque intime, avec l’institution psychiatrique. Il a traversé des périodes de troubles psychologiques et de dépression, caractérisées par des tentatives de suicide et un sentiment d’altérité imputable à son homosexualité, ce qui l’a amené à expérimenter et s’intéresser de près aux pratiques psychiatriques. Ses études en philosophie, psychologie et psychopathologie, ainsi que son travail dans des établissements spécialisés, ont eux aussi nourri sa compréhension critique de ces institutions marquées par la norme et l’internement. Durant sa carrière, il a pu observer les transformations des pratiques psychiatriques et des établissements carcéraux dans la France d’après-guerre, influençant ses réflexions sur la discipline et le contrôle social.
Dans un noir et blanc qui peut rappeler par moments Francisco de Goya, Patrick Chambon met en images les théories de Michel Foucault autant qu’il met en scène l’homme, abasourdi par des pratiques jugées indignes et fallacieuses, enfermé par des normes trop rigides, observateur ou acteur médusé d’une logique asilaire qui doit tant à la surveillance et au contrôle des populations. « En un sens, l’internement et tout le régime policier qui l’entoure servent à contrôler un certain ordre dans la structure familiale, qui vaut à la fois comme règle sociale et comme norme de la raison. » C’est à cause de sa sexualité non conventionnelle et d’une vie artistique indépendante que Camille Claudel va être internée à la demande de sa famille. Et la sculptrice française n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de la mainmise familiale en matière de « folie » : par mépris, par malveillance, par ignorance, parfois les trois à la fois, il était alors courant d’être signalé par ses proches, et privé de liberté sans autre forme de procès.
Les institutions psychiatriques ont toujours été utilisées pour maintenir l’ordre social et familial, imposant des normes de rationalité. « Dès les premiers mois de l’enfermement, les vénériens appartiennent de plein droit à l’Hôpital général, et fouettés à leur arrivée en guise de bienvenue. Les hommes sont envoyés à Bicêtre et les femmes à la Salpêtrière. » La brutalité et la ségrégation sexuelle règnent au sein des institutions psychiatriques du XVIIe siècle. « Sur un demi-million d’habitants que comptait la population parisienne en 1660, 6000 ont été internés. » Michel Foucault en décrit longuement la composition : des oisifs, des pauvres, des mendiants, des homosexuels, des impies, des luxurieux. La folie ne s’objective qu’en fonction des normes sociales ; elle est alors moins une réalité médicale qu’un instrument de contrôle et d’oppression.
« Au 17e siècle, la folie va devenir un problème de police. Le fou est dans la ronde des vices avec l’oisiveté et la mendicité. » Et Patrick Chambon de dessiner des mouches s’agglutinant çà et là, comme autant de parasites omniprésents desquels on ne se défait jamais vraiment. « On l’accueillait autrefois parce qu’il venait d’ailleurs ; on va l’exclure maintenant parce qu’il vient d’ici même, et qu’il prend rang parmi les pauvres, les miséreux, les vagabonds. » Cet essai graphique le démontre amplement : Michel Foucault analyse comment les sociétés occidentales ont cherché à contrôler et réguler les comportements jugés déviants. Les institutions psychiatriques et les discours médicaux n’ont fait que pathologiser certains comportements non conformes, les considérant hâtivement comme des manifestations de folie ou de perversion. Une réalité qui s’appliquait également aux Afro-Américains au moment des luttes pour les droits civiques, comme l’a dénoncé Jonathan Metzl. Un manifestant était alors forcément dément, hyper-violent, voire schizophrène.
Les personnages de Michel Foucault, histoire de folie sont dessinés de telle sorte qu’une dimension expressive et volontiers caricaturale apparaît, renforçant aussitôt l’impact du texte par le dialogue qu’il va nouer avec les images. Et si la répression sexuelle justifiée par des arguments de santé mentale figure en bonne place dans l’ouvrage, Patrick Chambon présente et représente également la nef des fous (la raison, c’est la terre ferme ; la folie, la liquidité de l’eau), l’évolution de la gestion de la folie (désacralisée à partir du XVIIe siècle), la surveillance panoptique, la biopolitique disciplinaire ou encore ces bourgeois en promenade à Bicêtre pour se distraire en scrutant les prétendus « fous », comme s’ils étaient en expédition extraterritoriale. Édifiant et remarquable.
J.F.

Michel Foucault, histoire de folie, Patrick Chambon –
Les Impressions nouvelles, août 2024, 200 pages

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