Dersou Ouzala, au cœur de la taïga

Dersou Ouzala est une œuvre autobiographique de l’explorateur et militaire russe Vladimir Arseniev, publiée en 1921. Ce récit au long cours, qui fait aujourd’hui l’objet d’une nouvelle édition (J’ai lu), relate les aventures de l’auteur lors de ses expéditions dans les régions reculées de l’Extrême-Orient russe, au début du XXe siècle, souvent en compagnie de Dersou Ouzala, un chasseur golde ayant une connaissance fine de la nature environnante et avec lequel il va rapidement se lier d’amitié. 

Il existe deux manières, tout à fait complémentaires, d’appréhender Dersou Ouzala : la première consiste à s’imprégner des descriptions étayées des paysages, des peuples et de la faune de la taïga russe, tandis que la seconde porte une réflexion sur l’amitié, l’humanité et la nature, souvent considérée selon des traditions animistes. Pour Vladimir Arseniev, il s’agit incontestablement d’une pièce maîtresse, combinant des observations scientifiques, circonstanciées et même philosophiques. Ce journal d’expédition, certes quelque peu romancé, met en lumière, en sus d’une nature sauvage souvent présentée comme indomptable, les liens indéfectibles qui peuvent se nouer entre des hommes de cultures très différentes.

Le début du XXe siècle constitue une période de grandes explorations et de découvertes géographiques. Les récits de voyage pullulent et témoignent d’un intérêt croissant pour les contrées lointaines et les cultures encore inconnues. Dersou Ouzala possède la particularité additionnelle de s’inscrire dans un contexte de transition politique et sociale en Russie, avec la fin imminente de l’Empire et le bouleversement révolutionnaire de 1917. Un monde est sur le point de disparaître, et Vladimir Arseniev relate à sa manière les derniers instants d’une ère bientôt révolue, d’un mode de vie traditionnel appelé à se raréfier.

Dans Dersou Ouzala, l’auteur russe part en expédition pour cartographier les régions inexplorées de la taïga. Il y rencontre celui qui donnera son nom à l’ouvrage, un guide, un compagnon de voyage et, bientôt, un ami indéfectible. Ce chasseur nomade de l’ethnie golde promeut une philosophie de vie en symbiose profonde avec la nature. C’est ainsi, par exemple, que chaque animal croisé se verra qualifié d’homme, sans différenciation claire. 

Ensemble, le duo va surmonter tous les dangers : animaux sauvages, conditions climatiques extrêmes, pénuries de provisions. L’interaction entre l’homme et son environnement, thème central du livre, donne lieu à des descriptions d’entomologiste, les paysages inapprivoisés de la taïga s’animant presque sous la plume d’Arseniev. La beauté brute des lieux traversés n’empêche pas leur rudesse, et l’auteur comprend tôt que la nature influence et même façonne ceux qui y vivent.

La relation qui se noue entre Arseniev et Dersou transcende les barrières culturelles et linguistiques. Une complicité sincère s’installe, en reflet d’une humanité universelle, où les différences s’effacent devant les épreuves et les valeurs partagées. L’homme de la civilisation occidentale découvre à travers son guide une autre manière de concevoir le monde, que la modernité a boutée dans les marges de la société. En ce sens, Dersou Ouzala semble presque capturer les derniers moments d’un mode de vie traditionnel menacé par l’urbanisation, ainsi que les progrès techniques et industriels. Ses deux principaux protagonistes y campent des antithèses, l’auteur observant avec respect le chasseur sondant la nature de manière holistique, interconnectée, structurée selon ses propres règles. 

Les soldats des expéditions, les habitants des villages autochtones n’occupent guère plus de place dans le récit que les animaux de la taïga, dont le comportement suit une logique qu’interprète en clerc Dersou. Les forêts denses, les rivières tumultueuses, les montagnes enneigées, les vastes plaines sont autant de paysages qui forment le décor de ce récit d’aventure, chef-d’œuvre du nature writing, au même titre, par exemple, que le Walden de Henry David Thoreau. Sanctuaire et défi de tous les instants, la taïga s’érige indéniablement en personnage à part entière.   

Vladimir Arseniev compose une narration à deux voix. Si son point de vue prédomine, il incorpore aussi les pensées de Dersou, qui enrichissent régulièrement sa compréhension des lieux traversés. Le rythme du récit peut quant à lui considérablement varier, alternant entre des descriptions étayées de la nature et des moments de vive tension. En termes de style, Arseniev partage une affinité évidente avec les écrivains naturalistes, et parfois même avec les ethnologues, puisque les références à la culture et aux croyances des peuples autochtones de l’Extrême-Orient russe abondent. Cela a pour effet de densifier une œuvre qui brillait déjà pour ses évocations d’une taïga aussi fascinante qu’insaisissable. À (re)découvrir de toute urgence.

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J.F.


Dersou Ouzala, Vladimir Arseniev – J’ai lu, juin 2024, 448 pages 


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