
Dans Joker : The Winning Card (Urban Comics), Tom King et Mitch Gerads échafaudent un récit qui explore les premières confrontations entre le Chevalier noir et le Clown prince du crime. Ils initient un duel psychologique et physique intense, qui va redéfinir en profondeur Gotham City.
L’atmosphère anxiogène et sépulcrale de Joker : The Winning Card s’impose au lecteur dès les premières pages. Mitch Gerads en renforce la mécanique par une utilisation ingénieuse de contrastes sombres et de jeux de lumière. Page 87, le dessinateur donne à voir, explicitement, un Joker bondissant sur Batman sous une lune pleine, un sourire carnassier aux lèvres et un couteau aiguisé à la main. Une certaine vision de l’horreur, dont les prémices se voulaient plus glaçantes encore : dans un parc, le Clown s’est approché d’une fillette esseulée, avec laquelle il a entrepris d’échanger d’une manière aussi ambiguë que malaisante.
Les vignettes sont régulièrement entrecoupées d’écriteaux semblables à ceux des films muets, contenant notamment les blagues sordides du Joker. Cela contribue à consolider l’idée que le Clown est une force inexpiable du chaos et du mal. Jim Gordon ne s’y trompe d’ailleurs pas : « Le Joker n’est pas un criminel qu’on traque avec un badge. Les procédures de police ne l’arrêteront pas. Je l’ai laissé faire le malin. Résultat : huit funérailles. À cercueils fermés. Ce type est profondément détraqué. Je suis incapable d’anticiper sa prochaine pulsion sadique. »
Joker versus Batman
La rivalité naissante entre le Joker et Batman forme le cœur battant de cet album. Le premier fait régner la terreur à Gotham City, ce qui pousse le second, passablement diminué, à s’interposer pour faire cesser ses agissements abjects. L’urgence agit tout au long du récit sur le Chevalier noir comme une source d’aveuglement. Il pense être en mesure de combattre alors même qu’il tient à peine debout. « Vraiment ? Souhaitez-vous que je dresse la liste des maux potentiellement mortels qui vous affligent ? Je peux le faire alphabétiquement, ou en partant de vos orteils pour remonter jusqu’à votre tête. »
Perspicace, Alfred l’est tout autant quand il s’agit d’établir un parallèle entre le comportement de Bruce Wayne et celui de son père. Ou quand il souligne l’idée que Batman et le Joker sont liés par une nécessité mutuelle, chacun étant l’antithèse et la force motrice de l’autre. La détermination de Batman à arrêter le Joker à tout prix, malgré ses déchirures musculaires et ses os brisés, montre à quel point ce duel est personnel et vital pour lui. Pourtant, le majordome l’affirme : « Ces dernières semaines, face aux ravages causés par le Joker, il m’est apparu que ma première impression était la bonne. Cette ville est au-delà du salut. Le fruit est vicié, et vous n’êtes pas le sauveur tant attendu… »
Un album à forte personnalité
Outre cette confrontation centrale, Joker : The Winning Card regorge d’éléments mémorables. Il est à noter que Mitch Gerads y injecte une vraie singularité graphique, des plans cinématographiques et occasionnellement subjectifs, ainsi que des visions ouvertement horrifiques, à l’image du Joker jonglant avec les yeux des collègues policiers de Jim Gordon, impuissants face à lui. Les notables de Gotham sont quant à eux portraiturés comme des lâches ou, au contraire, des mégalos ; invariablement pathétiques, ils constituent un gibier de choix pour notre prédateur au sourire fauve.
La conclusion du récit, où Batman et le Joker, épuisés, se retrouvent face à face dans une forêt, rappelle les confrontations emblématiques de leurs précédentes rencontres. Le lien implicite mais puissant qui les unit laisse présager la rivalité sans fin qu’on leur connaît, essentielle dans les aventures du Chevalier noir.
Ajout appréciable à la mythologie de Batman, Joker : The Winning Card ne révolutionne certes pas la dynamique qui prévalait jusque-là entre les deux personnages, mais brille néanmoins par sa réalisation artistique et son exploration psychologique. Tom King et Mitch Gerads délivrent une lecture sombre et intense de cette confrontation, souvent asphyxiante.
J.F.

Joker : The Winning Card, Tom King et Mitch Gerads –
Urban Comics, juillet 2024, 112 pages

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