Take Shelter : l’homme, la famille, la sécurité

Réalisé par Jeff Nichols en 2011, Take Shelter se penche sur les obsessions sécuritaires d’un jeune ouvrier du bâtiment, Curtis LaForche, désireux de construire un abri souterrain pour protéger les siens de menaces hypothétiques, dont les visions apocalyptiques ne cessent de le hanter. Une entreprise délirante, désespérée, qui coûtera à la famille ses maigres économies.

Dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, John Maynard Keynes souligne la propension à la liquidité des agents économiques dans un contexte de peur et d’incertitude. Cette tendance à conserver de l’argent sous forme liquide est influencée par plusieurs facteurs psychologiques : la précaution et la sécurité financière, l’aversion au risque, la satisfaction des besoins immédiats et la gestion d’émotions telles que le pessimisme, la crainte ou le regret. En un certain sens, les actions de Curtis dans Take Shelter s’inscrivent dans l’école de pensée keynésienne. La construction d’un abri anti-tempête, bien qu’elle implique de sacrifier des ressources financières liquides et immédiates, vise précisément à se prémunir contre les risques et à assurer à sa famille un refuge, une sécurité qu’il faut opposer à l’incertitude intérieure qui l’accable.

Car Curtis est assailli par les mêmes idées noires : il pressent qu’une catastrophe de grande ampleur va advenir prochainement. Ses préoccupations vont affecter sa vie professionnelle – il perd son emploi pour un usage privé du matériel de son entreprise. Par ricochet, elles mettent en péril l’économie domestique de la famille. Des décisions apparemment irrationnelles, prises sous l’effet de visions cauchemardesques, occasionnent ainsi des perturbations profondes sur l’équilibre financier d’une famille qui doit en sus faire face à des dépenses de santé importantes, puisque la fille de Curtis souffre de surdité. En cherchant à se protéger d’un mirage, le jeune père de famille fait place nette à des problèmes bien plus concrets. Une lecture du scénario de Jeff Nichols semble se dessiner : les visions apocalyptiques de Curtis pourraient être l’expression de peurs inconscientes, possiblement liées à l’anxiété de perdre sa famille ou à la hantise de l’impuissance. Pris entre le désir de protection et la peur de l’échec, l’ouvrier chercherait en fait une forme d’équilibre, sur une corde raide exposée à tous les vents – dont ceux de la maladie cognitive héritée de sa mère.

Take Shelter navigue régulièrement entre réalité et imagination, en donnant à voir et exploitant narrativement la manière dont Curtis perçoit et réagit aux visions qui l’accablent. Le protagoniste de Jeff Nichols s’emploie à comprendre ses hallucinations mais, à mesure que le récit progresse, ne parvient plus à opérer de distinction nette entre réalité objective et subjective. Il perd pied, se lance à corps perdu dans la construction de son abri souterrain, au risque de détruire sa famille. Si le film n’interroge pas les valeurs et les principes qui guident ses actions, il problématise en revanche leur caractère obsessionnel et irrationnel, en déconnectant toujours plus – jusqu’à la séquence finale – les perceptions de Curtis et la réalité telle qu’elle apparaît à tous les autres personnages.

Le cadre d’une démence

Pour prendre la pleine mesure de Take Shelter, il faut cependant l’ancrer dans son contexte historique. Car derrière l’histoire familiale et psychologique, il existe un portrait particulièrement ingénieux d’une Amérique moyenne en crise profonde, voyant poindre à l’horizon une série de menaces qui semble ininterrompue. 

En 2011, le monde est profondément marqué par plusieurs événements déstabilisants. La crise financière des subprimes a laissé des séquelles évidentes, engendrant une instabilité économique et une précarité croissantes. Certains Américains ont perdu leur maison, d’autres leur pension, les derniers leur épargne, en totalité ou en partie, ou au mieux leur optimisme quant à l’avenir. Le tremblement de terre et le tsunami au Japon, qui ont causé des pertes humaines et matérielles considérables, ainsi qu’une catastrophe nucléaire au retentissement planétaire, ont ravivé les peurs liées aux catastrophes naturelles. Sur le plan politique, ce sont les soulèvements du Printemps arabe et leurs conflits civils qui ont sursignifié les tensions politiques et les aspirations profondes à des changements sociétaux. 

L’Amérique moyenne ne sait plus vraiment à quel saint se vouer. L’économie du pays est sinistrée, la marche du monde ne se décrète plus à Washington et des pays avancés tels que le Japon subissent de plein fouet les aléas environnementaux. La peur s’installe, et elle est amplifiée par les médias qui, dans une course effrénée à l’audimat, tendent à surreprésenter les menaces potentielles, qu’il s’agisse de terrorisme, de catastrophes naturelles ou de conflits armés. Curtis est une émanation directe de cette Amérique du milieu (de l’Ohio), précarisée, sur le fil du rasoir, devenue peut-être trop soudainement consciente des menaces qui pèsent sur elle. Appréhendée sous ce prisme, la construction de l’abri anti-tempête de Curtis ne devrait-elle pas être vue comme une tentative désespérée de contrôler son destin dans un monde qui va à vau-l’eau ?

Take Shelter est un film magistral sur l’anxiété des classes moyennes. Ses arguments scénaristiques résonnent avec des problématiques contemporaines telles la sécurité nationale, les changements climatiques et l’adaptation aux risques socioéconomiques. La paranoïa de Curtis peut être interprétée comme une allégorie des peurs sociétales face à des menaces plurielles, souvent invisibles ou incomprises. La pulsion qui anime l’ouvrier est celle de la survie. Et elle est tellement puissante qu’elle provoque chez lui un immense désarroi dès lors qu’elle n’est pas acceptée ou partagée par les autres. L’anxiété ronge Curtis comme elle l’a fait depuis 2007 avec l’Amérique médiane et populaire. C’est pour anesthésier son sentiment d’impuissance et déjouer la passivité que ce jeune père de famille a tout hypothéqué, à commencer par sa famille. Cela, Jeff Nichols le narre avec maestria. 

J.F.


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Une réponse à « Take Shelter : l’homme, la famille, la sécurité »

  1. Avatar de Dictionnaire des personnages du cinéma mondial : les figures qui peuplent le grand écran – RadiKult'

    […] sur leur méthodologie et leurs choix –, et même quelques omissions significatives – Jeff Nichols absent sur la thématique du père, par exemple. Mais cela relève de la peccadille, tant […]

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