
Dans la biographie Bukowski, une vie (éditions Au Diable Vauvert), Neeli Cherkovski dresse un portrait intime et nuancé de Charles Bukowski, figure emblématique de la littérature américaine du XXe siècle. À travers une série d’anecdotes, de souvenirs personnels et d’analyses des œuvres de l’auteur américain, il nous invite à sonder les différentes facettes de cet écrivain aussi talentueux que controversé.
La jeunesse de Charles Bukowski est marquée par une relation difficile, souvent dysfonctionnelle, avec ses parents. Pris dans un carcan qui ne correspond en rien à sa personnalité, le jeune garçon poursuit, en solitaire, une quête de liberté résolue. « Les Bukowski menaient une vie très ordonnée. Plus ses parents lui imposaient leurs règles, plus Hank se tournait vers sa sagesse d’enfant pour trouver le bonheur. Sa mère demeura distante durant toute son enfance. Il enviait les autres enfants lorsqu’il les voyait jouer avec leurs parents. Hank se dota de mécanismes de défense qui lui étaient propres. Il apprit à observer les autres avec attention, en se concentrant particulièrement sur leurs gestes et leurs expressions. Ses parents avaient beau être trop occupés pour l’aider dans son interprétation du monde, et leurs enseignements avaient beau lui paraître suspects, il savait qu’il avait en lui de quoi aborder toute nouvelle rencontre et toute situation inhabituelle. »
Déjà semble poindre l’un des thèmes récurrents de l’ouvrage de Neeli Cherkovski : la lutte incessante de Charles Bukowski contre les contraintes d’une société qu’il perçoit comme oppressante et hypocrite, et qu’il va effeuiller avec un certain cynisme. Pour le comprendre, le biographe va nous guider à travers les différentes périodes de la vie de l’écrivain, de son enfance solitaire et douloureuse à Los Angeles jusqu’à son ascension en tant qu’écrivain reconnu, sans jamais omettre les nombreuses zones d’ombre, parfois retentissantes, qui ont jalonné son existence. Qu’il s’agisse de la violence de son père, qui le corrigeait au moindre faux pas, de la passivité de sa mère, spectatrice silencieuse, ou de l’alcoolisme qui a ensuite grandement conditionné sa vie, chaque épreuve a contribué à façonner la voix, unique et marginale, d’un auteur à la fois brut et empreint d’une compassion sincère pour les parias de la société états-unienne.
« Henry saisit fermement son cuir à rasoir pendu à son clou, et ordonna à son fils de baisser son pantalon. Les coups se mirent à pleuvoir, la douleur entraînant peu à peu un horrible engourdissement. Les larmes gonflèrent les yeux de Hank. Par chance, il ne pouvait entendre les paroles vociférées par son père. La seule chose qu’il entendait, la seule chose qu’il sentait, c’était le cuir qui fouettait sa peau. » À la maison, la pression est souvent asphyxiante, parfois insoutenable, et la Grande Dépression frappe en outre de plein fouet la famille Bukowski. Le peu de satisfaction qu’Hank tire, il le doit à son indépendance d’esprit, à ses pérégrinations avec ses amis, puis à l’écriture, de manière précoce, se faisant notamment remarquer à l’occasion d’une rédaction sur une visite du président Hoover. Un coup d’essai suffisant pour convaincre le jeune garçon que les gens préfèrent les belles histoires aux réalités décevantes.
Se considérant lui-même comme un second couteau dans la vie sociale, ce malgré l’influence avérée de ses assertions sur ses pairs, Hank trouve refuge dans la bibliothèque du quartier. Il devient un lecteur compulsif, s’évade dans les livres, se soustrait momentanément d’une normalité rigide imposée par des parents peu à l’écoute de ses besoins. Ses nombreuses découvertes littéraires alimentent, déjà, sa révolte contre les conventions sociales et familiales, trop corsetées pour pouvoir s’y épanouir.
Plus tard, déterminé à poursuivre ses aspirations d’auteur, contre lesquelles son père s’insurge, Hank quitte la maison familiale pour vivre dans un quartier populaire de Los Angeles. Il continue ses études universitaires au LA City College mais trouve dans les rues de la ville une source d’inspiration bien plus foisonnante que les cours académiques. Le centre-ville de Los Angeles se mue sous ses yeux aiguisés en théâtre vivant ; aux premières loges, il observe la diversité humaine et l’effervescence urbaine avec une acuité appelée à façonner ses écrits futurs.
En plus de narrer avec style la genèse d’un grand auteur, Neeli Cherkovski aborde généreusement les contradictions de Charles Bukowski : un homme qui, malgré sa réputation de misanthrope et de provocateur, se montrait capable de moments de pure tendresse et de vulnérabilité. Ses relations avec les femmes, ses amis et même ses adversaires témoignent peut-être mieux que n’importe quel discours de ses aspérités parfois inconciliables. D’abord peu à l’aise avec la gent féminine en raison de ses cicatrices au visage et persuadé du bien-fondé de l’écriture en solitaire, Hank va ensuite multiplier les expériences amoureuses et puiser dans la vie quotidienne, ses lassitudes et ses outrances de quoi donner corps à ses ouvrages. En parallèle, son travail à la poste lui offre une stabilité financière bienvenue mais contribue, par son caractère aliénant, à plusieurs épisodes dépressifs. Il aboutit surtout au premier roman de Bukowski, sobrement intitulé Post Office, paru en 1971.
Petit retour en arrière. Comme l’indique Neeli Cherkovski : « Dès la fin des années 1950, Hank fut considéré comme une voix importante de la scène poétique underground, convoité par les éditeurs de publications confidentielles qui avaient à cœur d’ajouter son nom à la liste de leurs contributeurs. Quand un de ses poèmes paraissait dans une revue un peu plus classique et guindée, il soulevait dans son sillage une vague de désabonnements et de lettres furieuses adressées au directeur de la publication. » On le voit, avant Post Office, l’auteur est déjà précédé d’une réputation duale, de génie littéraire apprécié des marginaux doublé de malotru infréquentable. Il faut dire qu’il remet régulièrement des pièces dans la machine à controverses. Un exemple édifiant : « Hank se tenait au milieu de gens qui allaient au cinéma, tous bouche-bée. Il criait des grossièretés. Tout à coup, il baissa sa braguette et jetant un coup d’œil dans ma direction, afficha un petit sourire narquois en s’exhibant face aux passants. Il dansait en chantant une vieille chansonnette, comme une sorte de rituel délicat, presque élégant dans son mépris, puis il se mit à agonir de salves d’insultes toute personne à portée de voix. »
L’homme fait l’auteur, l’auteur fait l’homme
L’ouvrage de Neeli Cherkovski ne se limite aucunement à une biographie traditionnelle ; en radiographiant la personnalité et les actes de Bukowski, il s’épanche sur son processus créatif, son impact sur la littérature contemporaine, sa manière de se mouvoir dans un monde dont il appréciait surtout les marges et les pointillés. Hank croit en une poésie détachée des préoccupations sociales, centrée sur l’exploration personnelle, et rejette en tout état de cause de nombreux écrivains de sa génération, dont ceux issus du mouvement Beat. Il nourrit un mépris manifeste pour le poète et scénariste John William Corrington, le réduisant « à une espèce de personnes qu’il avait croisée toute sa vie, que ce soit à l’école, aux cours artistiques de la faculté ou dans ses divers emplois : les tenants de l’institution ».
Tout, ou presque, a été dit sur Charles Bukowski, son tempérament borderline, sa misogynie, son alcoolisme. On découvre pourtant, à travers ses relations avec ses compagnes ou ses éditeurs, qui occupent une place importante dans cette biographie, ainsi que par son amitié avec Neeli Cherkovski, un homme complexe, ambivalent, et terriblement attachant. Capable de se porter au plus près de l’être dans ses poèmes et ses romans, puis de s’abandonner aux outrances les plus pathétiques.
Son éditeur John Martin, qui admirait l’honnêteté de ses écrits, mettait en parallèle Hank et D.H. Lawrence ou Henry Miller. Le succès aidant, Bukowski voyage en Europe, en Allemagne, où il donne une lecture mémorable à Hambourg, puis à Paris, où il se distingue (encore) par ses frasques et ses excentricités, avant d’opérer un retour remarqué en Amérique, et plus précisément à Hollywood, où il travaille avec Barbet Schroeder et écrit le scénario de Barfly. Il y met en scène son alter ego, Henry Chinaski, un homme usé par la vie, choisissant de se perdre dans la bouteille et les bars plutôt que de se conformer à une société avec laquelle il est en désaccord. L’écriture se fait visuelle, mais les tropes de l’artiste persistent.
Tout Bukowski est peut-être là, documenté, dans la manière dont l’auteur a évoqué à travers le temps son double fictionnel. « Chinaski est présenté comme un homme au regard fou, affaibli par des cuites sans fin à la vinasse, incapable de trouver le moindre boulot de commis ou de manutentionnaire pour survivre. » Neeli Cherkovski nous invite toutefois à regarder par-delà, dans ce que la déraison et le talent ont produit de plus estimable. Car il fallait bien un homme tout en fêlures, circonstanciellement nomade, occasionnellement emprisonné ou cloué sur un lit d’hôpital, tour à tour exalté et désespéré, pour conférer à l’auteur de quoi verbaliser son environnement immédiat.
J.F.

Bukowski, une vie, Neeli Cherkovski – Au Diable Vauvert, mars 2024, 504 pages

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