La Métamorphose : Kafka adapté en manga

Les éditions Soleil publient une adaptation manga de La Métamorphose, œuvre majeure de Franz Kafka parue en 1915. En maître incontesté de l’allégorie, l’auteur austro-hongrois plonge le lecteur dans un récit à la fois absurde et tragiquement humain, où Gregor Samsa, représentant de la classe moyenne laborieuse, se voit transformé en un insecte monstrueux, au grand dam de ses proches…

Bien ancré dans son temps, La Métamorphose s’inscrit dans un contexte historique caractérisé par l’angoisse et l’incertitude. Au début du XXe siècle, la Première Guerre mondiale et les progrès techniques insinuent le doute parmi les populations européennes. En clerc, Franz Kafka pose son récit en miroir et cristallise quelques-uns de ses motifs récurrents : l’angoisse face à l’autorité, l’étrangeté au sein du familier, la lutte contre une société oppressante… 

Son protagoniste, Gregor Samsa, est un jeune représentant de commerce. Pour subvenir aux besoins de sa famille, menacée par les créanciers et dépendante de son salaire, il promeut de seuil en seuil ses tissus. Ce travail est précaire et exténuant, l’obligeant à avaler les kilomètres, parfois en pure perte. Il le confronte par ailleurs à une concurrence qui, ciblant ses potentiels clients, le prive d’une partie de ses émoluments. 

Un matin, Gregor se réveille transformé en une créature insectoïde à taille humaine. Ce changement radical, dont les réminiscences apparaîtront plus tard dans le film de David Cronenberg La Mouche (1986), bouleverse non seulement sa vie, mais également celle de sa famille, bientôt dépourvue de ressources financières. Le travail l’aurait-il aliéné et déshumanisé au point d’altérer sa nature profonde ? Et comment ses proches vont-ils réagir face à cette situation tragique ? 

Ces questions sous-tendent l’œuvre, qui se propose de suivre l’évolution de cette existence nouvelle, entre compassion et rejet, espoir et solitude. Gregor ne peut s’adapter à cette condition régressive, il vit reclus dans sa chambre, limitant au maximum les contacts avec sa famille, laquelle oscille entre honte, peur et acceptation contrainte. Même les liens les plus solides s’effilochent peu à peu, laissant poindre une rupture inévitable.

Sens, famille et identité

L’aliénation, au cœur de La Métamorphose, se manifeste tant sur le plan physique que psychologique, révélant les fractures extérieures, entre l’individu et sa communauté, et intérieures, propres aux sentiments et à l’estime de soi. La transformation de Gregor en insecte agit comme une dépossession de son humanité, engendrée par un travail harassant, qui réduisait l’être et ses perspectives à leur plus basse expression fonctionnelle. En contrepoint, la famille, pilier traditionnel, se leste de crainte, puis d’indifférence, et enfin d’hostilité. La rapide désagrégation des rapports entre le jeune représentant et les siens devant l’épreuve souligne la fragilité des relations interpersonnelles, trop souvent conditionnées par les utilités sociales et économiques.

La question de l’identité forme un autre axe de réflexion. Dans le manga, sensible aux charmes d’une jeune femme, Gregor perçoit le tableau qu’elle lui a offert comme le dernier bastion d’une normalité qui s’évapore. Malgré sa métamorphose, il a conservé sa conscience et ses souvenirs humains ; il se débat ainsi avec l’inadéquation entre son être intérieur et son apparence monstrueuse. Mais peut-on vraiment persister dans son humanité quand on en perd l’aspect et, subséquemment, le crédit ?

En exploitant le contraste entre la banalité du quotidien et l’extraordinaire mutation de son protagoniste, Franz Kafka organise un débat qu’il ne nomme pas explicitement. C’est par la transformation intérieure de la famille Samsa, plus que par celle, extérieure, de Gregor, que se reflète subtilement la dégradation de valeurs qui fuient l’espace domestique, devenu utilitariste et obsédé par les biens matériels. L’empathie et le soutien cèdent place à l’égoïsme et à la cruauté. Et la vraie monstruosité, celle que dénoncent pareillement le roman et son adaptation, est probablement à chercher ici. 

Polysémie

Dans La Métamorphose, les transformations ne sont pas seulement physiques, et l’album en rend parfaitement compte. L’appartement de la famille Samsa, un cadre de vie jusque-là sécurisant, se mue en une prison pour Gregor, reflétant son isolement croissant et sa déchéance physique. La figure paternelle, initialement présentée comme affaiblie et dépendante, reprend vigueur et autorité face à la crise, réaffirmant le patriarcat familial en réponse à l’anomalie. Même une simple pomme, telle une métaphore du fruit défendu de l’Eden, devient une arme infligeant douleur et punition, provoquant une blessure fatale chez Gregor et la faillite de la famille nucléaire face à l’épreuve.

L’interaction entre les personnages et leur environnement révèle à son tour la complexité des relations familiales et l’état d’aliénation des Samsa. Le retrait progressif des meubles de la chambre de Gregor, censé lui faciliter le mouvement, le condamne en réalité dans son inhumanité. Cette approche est accentuée par les dispositifs narratifs déployés, qui favorisent l’empathie pour Gregor et sursignifie le caractère claustrophobique de son existence – on pense par exemple aux vignettes où il apparaît caché, apeuré, sous le mobilier.

Finalement, que révèle la condition de Gregor ? Que le matérialisme et l’utilitarisme l’emportent sur la famille, que l’altérité, pourtant potentiellement précieuse, ne peut faire son lit dans l’insignifiance, voire la médiocrité. La métamorphose peut également être vue comme une allégorie de l’individu dans la société européenne pré-guerre, marquée par la montée des tensions sociales et politiques. S’il se permet quelques libertés avec le texte originel, le manga ne perd en effet rien de son essence et de ses tropes. 

Une lecture psychanalytique, freudienne et oedipienne, est permise mais a toutefois été battue en brèche, en son temps, par Vladimir Nabokov. Il s’agit d’évaluer le fils à l’aune du père et des affects qu’il fait naître en lui. La grille d’analyse marxiste est peut-être plus pertinente et substantielle, avec la double exploitation de Gregor, par son patron et par ses proches, aboutissant à l’aliénation, la déshumanisation et enfin la mutation. Il demeure cependant une troisième voie, que nous n’avons pas encore évoquée : la perspective existentialiste. Cette dernière soulignerait la quête de sens dans un monde absurde, où la transformation de Gregor constituerait un acte de libération tragique face au diktat de l’argent et des conventions sociales.

Riche en conflits internes, pas dénué d’ironie, La Métamorphose aborde de manière originale les questions de compassion, d’amour familial et de sacrifice. Les moments de tendresse de Grete, sa volonté initiale de prendre soin de son grand-frère Gregor s’expliquent notamment par le soutien indéfectible de ce dernier face à leur père, qui ne supportait pas la musique de la jeune femme. Mais la transformation d’un corps a aussi mené à celle des esprits, et les liens se sont relâchés au point d’irrémédiablement se briser. Il ne faut pas négliger cet élément : bien que spectaculaire, la métamorphose n’est qu’un élément perturbateur qui va redessiner la topographie familiale, véritable fer de lance du récit de Kafka. On en retrouve toutes les étapes, bien agencées, dans cette adaptation très réussie. 

J.F.


La Métamorphose, Franz Kafka et Variety Artworks – Soleil, mars 2024, 192 pages


Posted

in

by

Comments

Laisser un commentaire