
Fabien Tillon et Fréwé publient Le Dictateur et le Dragon de mousse aux éditions La Boîte à bulles. Ils y narrent l’histoire rocambolesque de Choi Eun-hee et Shin Sang-ok, respectivement comédienne et réalisateur, stars du cinéma asiatique enlevées par Pyongyang en vue de faire rayonner l’industrie culturelle nord-coréenne par-delà ses frontières.
Depuis les années 1960, plus de 100 000 personnes, inexplicablement disparues, auraient en réalité été enlevées par les autorités nord-coréennes. Parmi elles, certaines sont parvenues à se libérer du carcan de Pyongyang et ont ensuite témoigné de leurs mésaventures. C’est le cas de Choi Eun-hee et Shin Sang-ok, instrumentalisés par la dynastie des Kim pour promouvoir sur grand écran une dictature communiste fermée à double tour.
Le Dictateur et le Dragon de mousse s’ouvre sur un Shin Sang-ok en plein désarroi. Son ex-femme a mystérieusement disparu du jour au lendemain. La presse, prompte à le jeter en pâture, porte ses soupçons sur lui. Aurait-il commis un abominable crime passionnel ? Avant de s’éclipser, Choi Eun-hee était au faîte de la gloire. Actrice convoitée, véritable star en Corée, elle ne peut, de toute évidence, s’être évaporée sans raison valable. Avide de réponses, Shin Sang-ok frappe à toutes les portes, de la police à la pègre locale, dans l’espoir de recueillir des informations qui lui permettraient de comprendre de quoi il retourne.
Ce dont on est sûr, c’est que la comédienne coréenne avait rendez-vous avec un certain Big Lee, que personne ne semble connaître dans le milieu du cinéma. Elle s’est envolée pour Hong Kong avec la promesse d’un rôle fortement rémunérateur. Mais qu’est-il advenu ensuite ? Après une rencontre avec le cinéaste Tsui Hark, alors en pleine ascension, Shin Sang-ok fait l’objet d’un enlèvement organisé avec la complicité de son chauffeur Ringo. C’est à partir de là que toutes les pièces vont s’emboîter. Le régime nord-coréen entend enrôler le réalisateur et son ex-femme pour redynamiser son industrie cinématographique et promouvoir son idéologie communiste à travers le monde.
Fabien Tillon et Fréwé nous donnent alors à voir des séquences que l’on croirait tout droit sorties d’un film d’espionnage : Shin est retenu en captivité dans un endroit tenu secret, il est interrogé du matin au soir par des officiels du régime nord-coréen qui cherchent notamment à sonder ses opinions politiques, il ne sait pas encore ce que l’on attend précisément de lui ni combien de temps sa séquestration va durer. Une fois relâché de cette prison qui ne dit pas son nom, le cinéaste revoit enfin Choi Eun-hee, sous les yeux conquis d’un Kim Jong-il tout heureux de les réunir. « Je veux que vous redéfinissiez les contours de la cinématographie nationale. »
Petit retour en arrière. Shin Sang-ok a fait fortune dans les années 1960. Il dirigeait un grand studio calqué sur le modèle hollywoodien, avec des vedettes sous contrat. Également actif dans la musique, fondateur d’une école de comédie, il était alors officieusement affublé du titre pompeux d’Empereur. Sa contestation du pouvoir politique réactionnaire de Park Chung-hee et les pressions subies de la part de la junte militaire au pouvoir l’ont poussé à s’exiler à Hong Kong, puis aux États-Unis, ce qui, chemin faisant, a provoqué sa ruine. Les Nord-Coréens estiment probablement qu’il y a quelque chose à creuser – et à exploiter – dans cette histoire douloureuse.
Kim Jong-il, qui a hérité d’une partie des prérogatives de la présidence, a la charge du rayonnement culturel de son pays. La relation qu’il entretient avec Shin Sang-ok se caractérise par une fascination mutuelle mêlée de répulsion. Les auteurs parviennent, assez habilement, à dépeindre le dirigeant nord-coréen non seulement comme un dirigeant autoritaire mais aussi comme un être humain complexe, parfois contradictoire, partagé entre un amour sincère pour le cinéma et une impitoyable quête de contrôle. « Le mélange chez cet homme de candeur et de sincérité, mais aussi de duplicité et d’immoralité totale, était pour moi un sujet d’étonnement sans cesse renouvelé. Il me faisait l’impression d’un enfant trop vite grandi, plaisant mais un peu désaxé, auquel on aurait confié une mitraillette chargée. » Comment mieux le résumer ?
Le fils de Kim Il-sung entretient avec son hôte une complicité cinéphilique. Propriétaire d’une collection privée de quelque 20 000 films, admirateur de Sylvester Stallone et de la saga Vendredi 13, il est capable de disserter longuement sur le cinéma, sa mise en scène, ses vedettes et ses genres. C’est aussi un homme au pouvoir infini mais, dans le même temps, relativement empêché. Car Le Dictateur et le Dragon de mousse ne manque pas de rappeler la réalité du système nord-coréen : l’influence des militaires, le poids des intellectuels et des appareils, le pré-carré des commissaires politiques et des apparatchiks… Autant de garde-fous, plus fous que gardes, qui encadrent et enserrent l’héritier Kim.
En ce sens, les pérégrinations de Choi Eun-hee et Shin Sang-ok s’avèrent passionnantes. Sans être dupes, ils se prêtent au jeu, redorent le blason de la cinématographie locale, gagnent peu à peu en liberté (ils voyagent dans les pays amis)… Mais les scrupules sont bel et bien là. « Comment supporter, sauf dans un rêve malsain, d’aider ce régime à vendre son cauchemar ? » Shin Sang-ok est portraituré comme un prisonnier paradoxalement doté d’une liberté totale dans son champ d’action, c’est-à-dire le cinéma. Il se voit offrir les moyens de réaliser les œuvres qu’il veut, à peu près comme il l’entend, pour autant que cela soit conforme aux intérêts de Pyongyang. À ce côté doux, il faut cependant immédiatement en opposer un autre, bien plus amer : la certitude de contribuer à la promotion d’un régime dictatorial.
Le Dictateur et le Dragon de mousse fait parfaitement état de la manière dont les Kim exercent leur emprise sur la culture et l’expression individuelle. Outil de propagande, le septième art n’est rien d’autre qu’une arme supplémentaire dans l’arsenal géopolitique et idéologique d’un régime en tous points oppressif. Preuve en est, quand ils parviennent à s’extraire de Corée et se réfugier aux États-Unis, les deux protagonistes, qui forment à nouveau un couple, se demandent si leur fuite n’a pas eu pour effet de motiver les essais balistiques nord-coréens…
J.F.

Le Dictateur et le Dragon de mousse, Fabien Tillon et Fréwé –
La Boîte à bulles, février 2024, 144 pages

Laisser un commentaire