
Dans Le Champ des possibles (éditions Dupuis), Véro Cazot et Anaïs Bernabé interrogent avec poésie la dualité entre réalité et virtualité, en imaginant la création d’un monde numérique accessible en tout lieu et temps, permettant aux individus de vivre n’importe quelle expérience en parallèle de leur vie réelle.
Marsu est une architecte affairée : elle conçoit des bâtiments éco-régénérateurs et durables, en mimant ce que la nature fait de mieux. Pleinement investie dans son travail, elle mène en sus une vie conjugale heureuse et harmonieuse. Harry, son mari, partage sa vision du couple, relativement libre et sans faux-semblant. Véro Cazot et Anaïs Bernabé inscrivent leur relation hors des conventions corsetées traditionnellement associées au mariage. Ainsi, ils se sont par exemple accordés sur le fait qu’Harry aide leur amie Clémence à procréer naturellement.
La vie de Marsu est bousculée par la découverte d’Athome, une société créée par Thom Robinson, architecte spécialisé dans les mondes alternatifs. Son ambition est de révolutionner le tourisme en permettant à ses clients de visiter des destinations de vacances virtuelles. Grâce à un implant cérébral, les utilisateurs des systèmes Athome peuvent se mouvoir en toute liberté dans deux réalités parallèles, et profiter de manière simultanée des expériences propres à chacune d’entre elles.
Dans un premier temps, Le Champ des possibles semble emboîter le pas de Wall-E ou Tokyo Ghost, en sondant les tensions entre le tangible et l’intangible, entre la réalité concrète et les mondes virtuels. On devine sans mal que ces derniers pourraient devenir une échappatoire pour les individus cherchant à se soustraire aux désagréments de la vie réelle. On sait aussi que si des expériences stimulantes et gratifiantes sont offertes par Athome, leur potentiel addictif pourrait entraîner un isolement social, une perte de compétences relationnelles et un sentiment de solitude accru. Le Technotox de Tokyo Ghost n’en est finalement qu’une version exacerbée.
Sauf que… Marsu, initialement sceptique quant à l’exploration de ces réalités alternatives, trop chronophages et artificielles, se trouve peu à peu envoûtée par les possibilités infinies qu’elles offrent. Les expériences diversifiées, l’apprentissage et le développement personnel, les nouvelles interactions sociales, l’accessibilité à des personnes ou des biens inabordables dans le monde réel finissent par convaincre la jeune architecte des bienfaits d’Athome. Et si au départ, on observe un éloignement progressif de Marsu vis-à-vis d’Harry, ainsi qu’une déconnexion assez brutale avec la réalité (elle semble ailleurs, elle se présente en retard à ses rendez-vous, son sommeil est agité), cela ressemble surtout à une fausse piste.
Car Véro Cazot et Anaïs Bernabé entendent avant tout témoigner de l’élargissement de ce fameux « champ des possibles ». Elles interrogent notre rapport à la technologie, en particulier la manière dont les avancées telles que les implants cérébraux pourraient modifier notre perception du réel et de l’imaginaire, et rendre poreuse la frontière entre les deux. En s’immergeant de plus en plus profondément dans les mondes virtuels d’Athome, Marsu en vient à éprouver des sentiments amoureux pour Thom, qu’elle fréquente quotidiennement dans ces lieux hors du temps et de l’espace.
L’amour est dans le prêt
Il en découle un triangle amoureux qui va former le cœur battant du Champ des possibles. Marsu est partagée entre deux sentiments amoureux d’égale importance, elle tient à ne peiner ni Harry ni Thom, et le résultat en est une existence scindée en deux, dans un compromis accepté de tous. À l’un, il revient la vie terrestre, la réalité palpable et soumise à l’épreuve du temps ; à l’autre, un monde alternatif, modulable à l’envi, imperméable aux externalités. Le désir peut s’exprimer librement, les expériences se multiplier, en capitalisant sur l’ouverture d’esprit des deux hommes, et surtout d’Harry.
Cette singularité dans le portrait de couple (ou de trio amoureux) pourrait toutefois gêner les lecteurs les plus sourcilleux. La compréhension mutuelle et le degré d’acceptation et/ou de renoncement de toutes les parties dépassent en effet parfois l’entendement. Mais cela mis à part, Le Champ des possibles, plutôt techno-optimiste, fait montre d’une profondeur remarquable, tant à l’égard des sentiments humains que des potentialités des nouvelles technologies.
Au dessin, Anaïs Bernabé fait preuve de poésie, d’inventivité et de pluralisme. On passe régulièrement de planches classiques à des cocktails pétillant de couleurs ou des vignettes crayonnées dans un style plus doux. Chaque page tournée peut donner lieu à une surprise graphique qui renforce un peu davantage l’attrait de l’album.
Le Champ des possibles est une œuvre audacieuse, avec beaucoup de personnalité, tant dans ses thématiques et leur traitement que par son esthétique et sa multiplicité. À travers Marsu, Véro Cazot et Anaïs Bernabé verbalisent l’ambiguïté et la complexité des sentiments humains, tout en dressant un miroir amplifiant à notre époque, entre affirmation des désirs et évasion virtuelle.
J.F.

Le Champ des possibles, Véro Cazot et Anaïs Bernabé – Dupuis, février 2024, 128 pages

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