No Kids, le monde en pointillé

Julie Rey ajoute le roman No Kids à la collection « R jeunesse » des éditions Robert Laffont. Son récit s’articule autour de trois adolescents dont les tourments intérieurs et les dynamiques relationnelles nous confrontent à l’incertitude affective, le militantisme écologiste et la quête de soi.

Julie Rey fait son deuil des conventions littéraires. No Kids est un texte haché, alternant les narrateurs et les points de vue, conçu à hauteur d’ados, mêlant des scènes écrites à la manière d’un script de cinéma et des extraits de journaux intimes ou des publications de réseaux sociaux. Une conversation entre Malika et Morten, deux des trois personnages principaux, se voit entrecoupée par la vraie version du week-end qu’ils se racontent : les deux adolescents livrent au lecteur, à la première personne, ce qu’ils ne peuvent ouvertement se dire. Cette inventivité narrative n’est pas gratuite ; elle accentue l’authenticité d’un roman qui en a fait son moteur et sa principale force.

Anatomie d’un couple

Morten et Malika, pas encore dix-huit ans, forment un couple soudé et complice. Le premier est le fils d’un gendarme et d’une proviseure. La seconde tient en héritage de sa mère et de sa grand-mère une fibre militante prononcée, qu’elle exprime à travers un mouvement écologiste anti-nataliste. Les premières pages de No Kids caractérisent parfaitement cet état de fait : les deux adolescents tournent ensemble une vidéo de sensibilisation. Ils s’apprêtent à faire entendre leur voix à l’occasion de la visite, fortement médiatisée, d’un ministre dans leur lycée. Bien qu’il craigne la réaction de sa mère, qui dirige l’établissement, Morten ne se désolidarise à aucun moment de Malika.

Cette dernière a des opinions politiques particulièrement tranchées. Consciente des enjeux entourant la surpopulation mondiale et le changement climatique, elle cherche à promouvoir le mouvement No Kids, dont les adeptes choisissent délibérément l’abstinence procréative afin de préserver l’environnement. Un combat qui ne tardera pas à entrer en résonance avec son histoire personnelle, puisqu’elle se retrouve confrontée à une grossesse non désirée. Elle se heurte alors à un conflit interne, subtilement construit par Julie Rey. Chevillée à ses convictions, elle n’entend pas avoir d’enfant. Chaque bébé a un coût écologique et humain contre lequel elle s’insurge. Mais c’est évident, elle ne peut se contenter de balayer d’un revers de main la réalité tangible et émotionnellement complexe de sa grossesse.  

Deux histoires viennent s’y greffer. La première opère à distance, à travers les carnets de sa grand-mère, militante proche de Gisèle Halimi. Dans ces textes très personnels, Malika revisite le passé féministe, le manifeste des 343, l’affaire Marie-Claire Chevalier, la loi Veil légalisant l’avortement… Un lien se tisse entre les luttes passées et ses propres préoccupations actuelles, dans une mise en miroir continue. La seconde histoire s’écrit au présent et concerne ses rapports avec Morten. La grossesse accidentelle de Malika a été causée par un pré-éjaculat, chose initialement inconcevable pour l’adolescent, dont les doutes et les peurs liés à la fidélité et l’engagement ont froissé et éloigné la jeune femme. 

Julie Rey décrit alors deux horizons émotionnels. Malika compose avec des douleurs sourdes. Elle subit dans sa tête, son cœur et sa chair les différentes étapes inhérentes à l’IVG, sans pouvoir en partager les affects avec Morten, qui l’a profondément blessée, et qui lui rappelle cet être qui germe en elle. Lui, au contraire, utilise les réseaux sociaux pour lui témoigner son amour inconditionnel et implorer son pardon. Il apparaît au vu de tous obsédé par Malika et mortifié à l’idée de l’avoir déçue. Entre les deux : Kylian Bâtard, le meilleur ami de Morten, qui va soutenir l’adolescente dans cette épreuve.

Les mailles serrées de l’existence

Orphelin de père, Kylian est exposé à la solitude et au deuil. Il trouve auprès de l’infirmière de son lycée l’oreille attentive et le réconfort que lui refuse obstinément sa mère, absorbée par le travail et incapable de communiquer avec son fils. Ce troisième protagoniste n’a rien d’un faire-valoir, puisqu’il permet à l’auteure d’aborder plus avant les thématiques de l’amitié et de la sexualité. Il témoigne ainsi une bienveillance maladroite à l’égard de Malika et souffre d’une dépression probablement autant motivée par sa situation familiale que par sa nature « Ace » (pour asexuel). 

Au cours d’un échange particulièrement gênant pour son jeune personnage, Julie Rey montre à quel point les générations X et Y, souvent ancrées dans des valeurs traditionnelles dépassées, peinent à comprendre et même tolérer les minorités sexuelles. L’oncle de Kylian sombre ainsi dans une homophobie crasse et hors de propos, qui tend à refléter, par ricochet, la difficulté à faire accepter des identités qui ne cadrent pas avec les normes hétérosexuelles communément admises.

En entremêlant soigneusement tous ces faits, et malgré son apparente simplicité, No Kids aborde avec finesse les tensions intrinsèques à l’adolescence. L’infirmière de l’école énonce avec justesse qu’être vivant consiste à danser en permanence sur le fil de ses contradictions. Ces paradoxes, ce sont les liens interpersonnels qui se dégradent sans le vouloir, parfois par maladresse ou relâchement. Ce sont aussi les vents contraires qui balaient la route de Malika, ou les vulnérabilités qui conditionnent l’existence de Kylian. 

Très actuel, le roman de Julie Rey comporte aussi des sous-textes sur les réseaux sociaux (prompts à condamner Malika) ou les préjugés (par exemple sur Dorothée, la belle-mère de Morten). À travers un tissu narratif relativement riche et des personnages profondément humains, il met en exergue, de manière diaphane, les luttes intimes et collectives d’une génération qui se sait à la croisée des chemins.

J.F.


No Kids, Julie Rey – Robert Laffont/R jeunesse, janvier 2024, 336 pages


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Une réponse à « No Kids, le monde en pointillé »

  1. Avatar de Quelque chose de beau : une autre masculinité – RadiKult'

    […] des loisirs, Julie Rey poursuit sa radiographie de l’adolescence. Après l’excellent No Kids, roman fragmentaire et polyphonique, elle opte ici pour une narration plus linéaire, confiée à […]

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