
Les éditions Steinkis publient Les Âmes fendues, de Xavier Bétaucourt et Jean-Luc Loyer, une incursion documentée dans le microcosme méconnu de la psychiatrie française.
Les premières pages de l’ouvrage portent sur Camille Claudel, l’une des sculptrices françaises les plus importantes du XIXe siècle. Il y a deux raisons principales à cela : l’artiste a elle-même été internée dans une institution spécialisée de 1913 à 1943, à la demande de sa famille et en dépit de ses protestations récurrentes ; elle a ensuite donné son nom à un hôpital psychiatrique situé à La Couronne, qui sert aujourd’hui de cadre au récit de Xavier Bétaucourt et Jean-Luc Loyer.
Il n’est pas inintéressant de revenir sur l’internement de Camille Claudel, diagnostiquée pour une psychose paranoïaque mais surtout victime de son temps, comme l’annoncent sans ambages les auteurs : « Trente ans d’une vie misérable imposée par sa famille, les préjugés et l’institution médicale… » La carrière de la sculptrice a été entravée par les normes sociales rigides de la bourgeoisie et du christianisme du XIXe siècle, et sa famille, réprobatrice, n’a pas hésité longtemps, après le décès de son père, son seul réel protecteur, à effectuer une demande de placement volontaire. Cette dernière a probablement été approuvée, pour partie, en raison des mœurs de l’époque, qui toléraient mal son indépendance, son mode de vie, sa relation accidentée avec Auguste Rodin, ancien maître et amant, ainsi que les soupçons entourant de prétendus avortements clandestins.
Du traitement asilaire à la psychiatrie moderne
Une fois cette introduction passée, Les Âmes fendues nous aide à démystifier l’histoire et l’évolution de la psychiatrie. La présence d’une morgue et d’une cage de contention dans l’enceinte de l’hôpital rappelle que les anciennes institutions fonctionnaient en vase clos et que les traitements auxquels étaient soumis les malades pouvaient se révéler attentatoires à la dignité humaine. Les douches glacées, les chocs à l’insuline, les électrochocs ont toutefois progressivement cédé leur place aux soins scientifiquement éprouvés et aux neuroleptiques, ces « camisoles chimiques » parfois indispensables.
Cette brève rétrospective historique a le mérite de mettre en relief les changements radicaux dans les approches thérapeutiques et institutionnelles, avec le passage d’une logique d’asile, sanitaire et sociale, qui concernait même les sans-abri, à un système plus intégratif et bienveillant, quoique toujours imparfait.
Premier bémol souligné dans l’ouvrage : si les centres spécialisés renferment des schizophrènes, des personnes bipolaires ou des malades souffrant de troubles envahissants du développement, ils accueillent aussi des autistes de formes plus légères, qui devraient normalement être pris en charge par d’autres institutions mais dont on ne sait que faire. Pis : « Dans la région, seuls 25 % de malades hospitalisés devraient l’être. Les autres devraient être suivis à l’extérieur mais les structures médico-sociales ne sont pas assez nombreuses. »
Second écueil : le manque de moyens. Les auteurs et leurs intervenants n’omettent ni les gardes au pied levé faute de personnel qualifié ni la faible valorisation des professionnels de la santé mentale, qui accentue les pénuries de main-d’œuvre. L’album met ainsi en évidence les défis multidimensionnels de la psychiatrie : manque d’argent, crise de sens et, englobant l’ensemble, une stigmatisation persistante des maladies mentales, notamment imputable aux médias sensationnalistes.
Urgence ?
En France, 1% de la population serait touché par la schizophrénie, ce qui représente pas moins de 650 000 personnes. Et 50% des adolescents seraient sujets aux souffrances psychologiques : problèmes de maltraitance familiale, troubles alimentaires, tendance anxio-dépressive… Pour faire face à ce besoin de prise en charge, l’hôpital psychiatrique se construit sans même consulter les soignants. Les Âmes fendues fait état, de manière très concrète, d’un pavillon hospitalier dépourvu de lumière naturelle, où les plafonds sont trop bas, dont la cour n’a jamais été aménagée et dont la cuisine manque cruellement d’espace…
En filigrane transparaît l’urgence d’une réforme globale, non seulement au sein des institutions psychiatriques, mais également dans la perception sociétale de la santé mentale. La prévalence élevée de troubles psychologiques exige en effet une attention accrue et des solutions plus en phase avec les besoins du terrain. C’est justement ce dernier, quasi mis à nu, qui donne au récit l’essentiel de sa substance.
À travers le cas du Centre Hospitalier Camille Claudel, Xavier Bétaucourt et Jean-Luc Loyer offrent un aperçu saisissant de la réalité actuelle des institutions psychiatriques. Le lecteur découvre la diversité des pathologies traitées, la gestion des crises, la cohabitation avec les malades et les défis constants auxquels font face le personnel et les patients. Chaque partie se livre et apporte son témoignage, ce qui permet de dresser un panorama relativement exhaustif d’une institution spécialisée et de son environnement de travail.
Cela passe par un service d’hospitalisation sous contrainte, avec ses portes sécurisées et ses autorisations de sortie émanant de la préfecture et découlant d’une évaluation clinique. Cela implique une femme atteinte du syndrome de Diogène, hospitalisée dans un état déplorable et devant patienter longuement avant de prendre une douche, car l’eau chaude vient, une nouvelle fois, de se couper. Ce sont aussi des malades dont la dangerosité peut fortement varier d’un cas à l’autre, des familles plus ou moins présentes et exigeantes ou encore une consommation de drogues exacerbant les problèmes psychiatriques sous-jacents.
En fin de lecture, nous aurons appris que les traitements médicamenteux entravent la sensation de satiété, ce qui explique que les patients, sédentaires, peuvent prendre plusieurs dizaines de kilos la première année. Ou encore que les tentatives de suicide sont jusqu’à quinze fois supérieures chez les individus schizophrènes par rapport à la population dite normale. Cette maladie, sur laquelle circule bon nombre d’idées reçues, est d’ailleurs longuement expliquée, de ses racines (souvent familiales, et surtout maternelles) à ses effets (dont les hallucinations visuelles et auditives).
Les Âmes fendues est passionnant, didactique, clair quant à l’évolution de la psychiatrie et lucide sur ses obstacles actuels. Il entrelace habilement les témoignages pour mieux mettre en lumière la réalité du terrain et la nécessité d’une organisation « réarmée » pouvant prendre en charge, dans de bonnes conditions, la santé mentale de la population. Il rappelle surtout que derrière chaque patient se cache une histoire personnelle complexe, et souvent douloureuse.
J.F.

Les Âmes fendues, Xavier Bétaucourt et Jean-Luc Loyer –
Steinkis, janvier 2024, 128 pages

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