
Traqués à tort, marginalisés en raison de leurs différences, objets de tous les fantasmes, les personnages porteurs d’altérité ont souvent été confrontés au phénomène de panique morale au cinéma. De nombreux films passés à la postérité en arborent la marque.
La panique morale est un concept développé dans les années 1970 par le sociologue américain Stanley Cohen, qui décrit une réaction intense et disproportionnée de la société face à des événements, des personnes ou des groupes perçus comme une menace pour les valeurs et les intérêts sociaux. Ce phénomène est souvent caractérisé par un double effet d’exagération et de fantasme dans la manière dont les risques putatifs associés à l’objet d’inquiétude sont représentés dans les médias et la culture populaire.
Une panique morale survient lorsque la réaction de la société face à un événement, une personne ou un groupe excède de loin ses effets réels. Il arrive fréquemment que les médias jouent un rôle crucial en amplifiant les problématiques soulevées, en les présentant de manière biaisée et/ou sensationnaliste. Des agents moraux, figures d’autorité ou groupes d’intérêt (tels que les politiciens ou les leaders religieux), agissent comme des catalyseurs, en exprimant leur inquiétude et en menant des campagnes volontaristes pour « résoudre » le problème perçu. Il en découle évidemment une forme de stigmatisation, puisque les individus ou groupes ciblés sont appréhendés comme déviants, en dehors des normes.
L’histoire regorge d’exemples édifiants. Dans de nombreux pays, dont les États-Unis, les campagnes contre l’usage de drogues ont souvent été accompagnées d’une panique morale ; les usagers étaient alors dépeints comme une charge insupportable pour la société, éléments perturbateurs en termes de sécurité et de santé publique. Dans les années 1950, en pleine guerre froide, c’est la peur du communisme qui a mené à une véritable chasse aux sorcières, jusqu’à Hollywood. Et pour rester dans la culture, le rock, le rap ou le slasher movie ont tous été critiqués en vertu du puritanisme, de la protection de la jeunesse ou au prétexte qu’ils dégradaient la moralité.
La panique morale implique des dynamiques de groupe sur lesquelles il est intéressant de se pencher. La conformité en est probablement l’une des principales. Sous la pression sociale, les individus adoptent des croyances ou des comportements grégaires, qu’ils ne partageraient pas autrement. Tout écart à ces normes communes peut entraîner le rejet, point d’appui idéal pour la panique morale. Cette dernière peut d’ailleurs renforcer les idées et perceptions dominantes en identifiant et excluant ceux qui sont considérés comme différents, en créant une polarisation sociale où les opinions divergentes et l’altérité sont de moins en moins tolérées.
Le cinéma a souvent mis en scène ces phénomènes sociaux. Dans la série Dragons, la haine envers les cracheurs de feu est transmise de génération en génération, avec un conditionnement opéré dès le plus jeune âge. La panique morale est alimentée par le fait que la « communication » est définitivement rompue entre les communautés humaine et animale, une métaphore de ce racisme qu’Alan Parker donnait déjà à voir dans Mississippi Burning (1988). Basé sur des événements réels, ce film narre une enquête du FBI sur la disparition de trois militants des droits civiques dans le Mississippi, en 1964. Il illustre les tensions associées à la négrophobie et montre comment la peur et la haine raciale peuvent mener à la violence et à l’injustice. La réalisation appuie parfaitement là où ça fait mal, un procédé que Tony Kaye portera à incandescence dans American History X (1998), avec notamment une mise à mort spectaculaire sur un trottoir.
Mais là où la famille Vinyard se cantonnait au mouvement skinhead néonazi, The Birth of a Nation (1915) de D.W. Griffith et Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick sont bien plus représentatifs de la panique morale. Le premier, controversé pour son propos raciste, reflète les peurs autour des questions raciales après la Guerre Civile américaine. Le second, basé sur le roman d’Anthony Burgess, explore les thèmes de la violence juvénile et du contrôle comportemental, en interrogeant la réaction disproportionnée de la société face aux débordements, plusieurs plans iconiques montrant ainsi les méthodes radicales de réhabilitation. Dans un autre registre, Fahrenheit 451 (1966), adapté de la dystopie de Ray Bradbury, dépeint un futur où les livres sont interdits et brûlés et où le contrôle de l’information et la répression des opinions divergentes sont dictés par la hantise de la rébellion. La panique morale que François Truffaut met en images se rapproche ici davantage du maccarthysme.
Le cinéma procède aussi de manière plus subtile. Ainsi, dans Invasion of the Body Snatchers (1956), Don Siegel entend refléter les peurs de l’époque de la guerre froide, en particulier à l’égard du communisme. Le film peut être interprété comme une métaphore de la perte d’identité individuelle et de l’infiltration soviétique. Dr. Strangelove (1964) repose sur la satire de Stanley Kubrick de la logique militaire et politique de son temps. En rendant absurdes et pathétiques les grandes puissances nucléaires, il énonce la crainte, alors largement partagée, d’une destruction mutuelle. Philadelphia (1993), Do the Right Thing (1989) ou Contagion (2011) rendent tous compte de paniques morales, avec les moyens d’un médium qui s’y prête particulièrement. Jonathan Demme conte la détresse et le combat d’un avocat gay et séropositif faisant l’objet d’une double stigmatisation/exclusion, Spike Lee brode autour des tensions raciales croissantes qui mènent à la violence dans des zones urbaines multiculturelles, Steven Soderbergh explore les effets des pandémies, en particulier la peur et l’hystérie, qui peuvent se propager aussi rapidement que le virus lui-même.
De nombreux autres exemples pourraient alimenter notre propos. Ce que La Chasse (2000) formule au sujet d’un auxiliaire accusé à tort de pédophilie n’est pas sans parenté avec le racisme et la criminalité institutionnels qui s’abattent sur les minorités noires dans The Intruder (1962) et Detroit (2017). La panique morale est un matériel hautement cinégénique : elle permet de cristalliser les effets de groupe, d’immortaliser l’outrance et la violence, de questionner nos structures sociales en s’attachant au point de vue d’une personne ou d’un groupe donnés, auxquels le spectateur peut s’identifier. Il suffit de songer à Edward aux mains d’argent (1990) ou au bien nommé Panique (1946), avec ces marginaux tombés en disgrâce et injustement pourchassés par leurs voisins, pour comprendre que le phénomène peut, seul, constituer la sève d’un chef-d’œuvre.
J.F.

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