
Le chef-d’œuvre de Victor Hugo, publié en 1831, fait l’objet d’une adaptation graphique aux éditions Glénat. Georges Bess et Pia Bess illustrent, dans un noir et blanc contrasté, l’amour impossible, les conflits intérieurs et la marginalité qui entourent les personnages de Quasimodo, Esmeralda, Claude Frollo ou encore Pierre Gringoire.
Pièce centrale du romantisme français, peinture désillusionnée du Paris du XVe siècle, solide alliage de réalité historique et de souffle romanesque, Notre-Dame de Paris ordonne une ronde hétéroclite de personnages, composée de Quasimodo, sonneur de cloches difforme, Esmeralda, jeune bohémienne d’une beauté envoûtante, l’archidiacre Claude Frollo, tiraillé entre son devoir religieux et sa passion amoureuse, ainsi que Phoebus, capitaine séducteur, Pierre Gringoire, poète marginalisé épris ou encore « La Sachette », figure maternelle recluse, démente et tragique.
C’est à travers tous ces protagonistes que le roman graphique de Georges et Pia Bess, fidèle au roman originel, explore des thèmes universels tels que la fatalité, la passion humaine, la lutte des classes ou les critères, notamment esthétiques, de conformité sociale. Dans Notre-Dame de Paris, Quasimodo incarne la différence et la pureté du cœur, Esmeralda représente la beauté et l’innocence, Frollo se caractérise par les dissonances cognitives et l’obsession. Leurs trajectoires croisées illustrent les différents aspects de l’amour et de la moralité, parfois en contradiction.
Un autre personnage, peut-être le plus important de tous, se montre indissociable de l’intrigue. Il est constitué de briques et de reliques. La Cathédrale de Notre-Dame, au centre du récit, symbolise la permanence et la sécurité pour Quasimodo, qui a été recueilli sur son parvis, par l’archidiacre, alors qu’il n’était encore qu’un bambin rejeté de tous en raison de ses difformités physiques. Depuis, l’église tient lieu de refuge pour le carillonneur, qui en a exploré les moindres recoins. Sourd, bossu, borgne, édenté, bref monstrueux, Quasimodo, « perfection de la laideur », a été abrité par cet « édifice maternel » qui l’a soustrait aux regards indiscrets et désobligeants. De nombreux dessins appuient la relation fusionnelle entre l’orphelin et la Cathédrale. Il arpente ses poutres, se perche sur ses gargouilles, vibre et se balance au rythme de ses cloches. L’église est aussi un lieu de pouvoir et d’identification pour Frollo, puis un espace de liberté pour Esmeralda, lorsque cette dernière est recherchée, à tort, pour une tentative de meurtre.
Georges et Pia Bess reproduisent la narration omnisciente de Victor Hugo, qui permet une exploration instantanée et intime des pensées et des sentiments des personnages. Ils intègrent de généreux cartouches sur le Paris du XVe siècle et usent d’un art graphique qui, comme pour Dracula et Frankenstein, fait pleinement sens. Ainsi, Quasimodo nous est dévoilé en deux temps, avec un focus sur son visage disgracieux avant une vue d’ensemble laissant entrevoir une silhouette malbâtie. Les ombres sont volontiers utilisées de manière dramatique pour mettre en valeur les formes et les textures, ainsi que pour diriger le regard du lecteur à travers la composition des vignettes. Les dessins, précis et expressifs, délimitent les formes principales par des lignes plus épaisses tandis que des hachures plus fines ajoutent détails et nuances.
De par les interactions entre les personnages et l’exposition de leurs motivations profondes, Notre-Dame de Paris entre en résonance avec des théories sociales telles que la lutte des classes (Marx) et l’inconscient (Freud). Pour s’en convaincre, il suffit de se remémorer l’arrivée d’Esmeralda dans une réception mondaine fastueuse, où elle croise à nouveau le capitaine Phoebus et provoque d’un même élan la jalousie et les moqueries des invité.e.s, d’une part pour sa beauté magnétique, d’autre part pour son apparence négligée. Pierre Gringoire, de son côté, va atterrir dans les bas-fonds de Paris, dans la Cité des voleurs et sa Cour des miracles. C’est une plèbe grouillante, démunie, appliquant ses propres lois qui l’accueille, le menace, et ensuite l’adopte suite à son mariage – blanc – avec la très populaire Esmeralda.
Comme dans le Carmen de Prosper Mérimée (1847), une Gitane fait tourner les têtes, au point que Claude Frollo affirmera au sujet de leur rencontre : « À dater de ce jour, il y eut en moi un homme que je ne connaissais pas ! » Dans la nouvelle de l’écrivain français, Don José est prêt à renier ses principes et vendre son âme au Diable pour l’amour de Carmen. Chez Victor Hugo, qui le précède d’une quinzaine d’années, c’est Esmeralda qui fait naître une dualité destructrice dans le chef de l’archidiacre, tombé dans ce qu’il qualifie de « piège du démon ». Le narrateur l’énonce quant à lui d’une autre façon : « La jeune et belle fille livrée en désordre à cet ardent rival [Phoebus, ndlr] lui faisait couler du plomb fondu dans les veines. »
Passionnant, visuellement superbe, ce Notre-Dame de Paris revisité parvient à saisir pleinement l’essence du roman de Victor Hugo, et à traduire clairement la trajectoire de ses nombreux protagonistes. Quasimodo constitue probablement le cas le plus intéressant à cet égard : soumis à un père adoptif auquel il voue un amour inconditionnel, il va s’éveiller par l’empathie et l’humanité d’Esmeralda, puis succomber à sa beauté, et enfin prendre conscience de l’altérité qui habite Claude Frollo depuis peu. Devenu obsédé par la bohémienne, dans tous les mauvais coups, l’hôte de Notre-Dame est dévoré par une passion aussi irrationnelle qu’irrépressible, qu’il ne parvient ni à canaliser ni à rediriger vers la foi. La lutte entre la pureté d’intention et le désir compulsif va alors conduire les différents personnages vers leur conclusion, dans ce qui demeure l’un des plus grands récits de la littérature francophone.
J.F.

Victor Hugo : Notre-Dame de Paris, Georges Bess et Pia Bess –
Glénat, novembre 2023, 208 pages

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