
Entre les paillettes, l’opulence affichée et les relations humaines codifiées, Ashley Mears, mannequin devenue sociologue, nous dévoile l’envers des soirées fastueuses où le gaspillage va de pair avec l’érection des femmes en capital symbolique. Ces festivités, au sein desquelles les promoteurs font leur œuvre, sont-elles le miroir d’une société obsédée par la consommation ostentatoire et la reconnaissance sociale ? Very Important People apporte quelques précieux éléments de réponse.
L’adage veut que « quand c’est gratuit, c’est toi le produit ». Les filles recrutées par les promoteurs qu’Ashley Mears a fréquentés et interrogés peuvent le vérifier à chaque sortie nocturne. Qu’elles soient mannequins ou « bonnes civiles », c’est-à-dire séduisantes et d’une compagnie agréable sans forcément travailler dans la mode ou la publicité, ces jeunes femmes, souvent blanches, longiformes et affublées de tenues attrayantes, dînent gratuitement aux meilleures tables, goûtent à l’apparat des boîtes les plus prisées sans dépenser le moindre sou et se voient même, parfois, hébergées à l’œil dans des villas somptueuses. Mais il existe un coût caché à cette soudaine magnanimité : leur présence, censée flatter le regard masculin et donner du crédit social à ceux qui les côtoient, est ritualisée et imposée au point que ces femmes se trouvent en quelque sorte prisonnières du monde de la nuit.
L’auteure et sociologue américaine l’explique clairement, de manière vivante et avec force détails : les filles qui accompagnent les promoteurs doivent soigner leur ligne et leur apparence, faire montre d’enthousiasme en toutes circonstances et donner le change jusqu’aux petites heures. Les soirées fastueuses, qui excèdent parfois les 30 000 dollars par table, s’apparentent à des sanctuaires de l’excès. Les clients riches y indexent leur capital aux bouteilles de Dom Pérignon consommées, ou dilapidées. Dans cette quête ritualisée de l’expérience ultime, les femmes interviennent comme un facilitateur social, dans une sorte d’économie visuelle de l’exhibition. Cette dernière est organisée par les promoteurs, véritables médiateurs entre le monde glamour et les clubbers, des hommes (et plus rarement des femmes) parfois issus de milieux modestes et pouvant générer des revenus supérieurs à 200 000 dollars par an. Eux aussi ont été étudiés par Ashley Mears, qui énonce la précarité et la volatilité de leurs revenus, ainsi que la double relation asymétrique qui conditionne leur activité : avec les filles d’une part, avec leurs clients fortunés d’autre part.
L’anthropologue Gayle Rubin ne s’y trompe pas quand elle évoque la subordination des femmes aux hommes. Very Important People, qui cite ses travaux, témoigne de la circulation des mannequins et des « bonnes civiles » en tant qu’objets de don, dans une sorte de potlatch moderne. Tantôt « fidélisées » tantôt repérées quelques heures auparavant dans les rues, les filles qui entourent les promoteurs lors de ces soirées vébleniennes participent directement d’une joute fondée sur le faste, rendue quasi protocolaire. Car Ashley Mears ne cesse d’en faire état : les clubs encouragent volontiers une consommation ostentatoire. Ils orchestrent une mise en scène grandiose où le bling-bling du hip-hop trouve une extension grandeur nature. Les clubs les plus huppés, ceux de la « liste A », peuvent bénéficier d’une marge de plus de 1000% sur une bouteille – qui, non consommée, finira peut-être entre les mains d’un quidam. Ce spectacle de l’extravagance et de la dilapidation atteint son paroxysme lorsque les DJs interrompent la musique pour célébrer les dépenses exorbitantes de certains clients, contribuant à la formation de moments extatiques et à la consolidation du capital social de ces « baleines ».
Le mot est lâché. La typologie des clients ne doit rien au hasard dans un club. Une hiérarchisation apparaît de fait entre les baleines (dépensiers invétérés, à l’image du millionnaire malaisien Jho Low), les célébrités (apportant l’aura et le glamour) et les fillers (remplissant la salle). En creusant plus avant, ces fêtes à la Gatsby s’expliquent aussi par l’augmentation des inégalités sociales et la fortune en pleine croissance de certaines professions. On apprend par exemple à la lecture de l’essai que le salaire des employés de Wall Street a sextuplé depuis 1975, soit une augmentation deux fois plus élevée que la moyenne. Les primes d’un salarié de la finance atteignaient presque 200 000 dollars en 2006. De quoi alimenter la location de tables individuelles… et de filles.
La présence féminine dans ces soirées est en effet stratégique. La réification des femmes se traduit avec force dans Very Important People : les filles côtoyant les promoteurs deviennent rien de moins que des objets de transaction. S’il y a une chose à retenir de la longue enquête en immersion d’Ashley Mears, c’est la fonction symbolique et utilitariste dont est irrémédiablement investie la femme. « Paid », « bottle », hyper-sexualisée, soumise au bon vouloir des clients et de son rabatteur, classifiée en fonction de ses attributs ethniques, physiques et (dans une moindre mesure) culturels, la femme objetisée fait partie du décorum. Dans ces lieux où la musique gronde et où les lumières restent tamisées, on n’attend d’elle qu’une image, un sourire, une silhouette. Et les signes extérieurs de pouvoir qui les accompagnent, tant pour les clients que pour les promoteurs, évalués en fonction des femmes qui constituent leur entourage – et leur outil de travail.
La sociologue Taylor Laemmli nous permet de mieux comprendre les ressorts de cette activité. Elle évoque la possibilité d’accéder à un certain statut social et aux privilèges qui en découlent sans pour autant disposer des ressources financières adéquates. Cela expliquerait pour partie que les promoteurs acceptent de brûler la chandelle par les deux bouts, cédant à l’opportunité d’embrasser un mode de vie qui, sans les filles qu’ils exploitent, leur serait tout bonnement interdit. Une jouissance par procuration en quelque sorte, peut-être aussi éphémère que la jeunesse féminine dont raffolent les « baleines » et autres VIP…
J.F.

Very Important People, Ashley Mears – La Découverte, septembre 2023, 400 pages

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