Le cinéma est-il plaisir avant toute chose ?

« Un film n’est pas une tranche de vie, c’est une tranche de gâteau. » – Alfred Hitchcock

Disons-le d’emblée : Alfred Hitchcock n’avait que partiellement raison. Dans des proportions qui diffèrent d’une fois à l’autre, un film est toujours, ou presque, la conjugaison d’une écriture et d’un spectacle. Il restitue sur un écran une réalité observable. Il donne corps à des personnages, des situations, des émotions, des conflits. Il révèle au besoin son objet en recourant à la science-fiction ou au récit fantastique, voire à l’épouvante. Mais entendons-nous bien : ce que le maître du suspense cherchait avant tout à souligner, c’est que la notion de plaisir, dans son acception la plus large, est inhérente au septième part. Le spectaculaire, l’inattendu, l’éblouissant, le sensitif, le comique, l’horrifique forment en effet son essence. Ça tombe plutôt bien : Alfred Hitchcock était précisément tout cela à la fois. Et même davantage.

78 plans, 52 coupes, les cris tétanisants de Janet Leigh, un tueur filmé en contre-jour : la fameuse shower scene de Psychose n’est pas seulement la séquence la plus étudiée des écoles de cinéma, mais aussi la pointe avancée du plaisir sur grand écran. Son découpage millimétré, la composition parfaite de ses cadres, les échelles de plans et les angles de vue se répondant réciproquement, la menace qui advient sans que l’héroïne en prenne conscience, la mort précipitée et a priori inconcevable, tout concourt à désigner ce minuscule segment du septième art comme une sorte de bastion imprenable. Mais Alfred Hitchcock, qui a des idées foisonnantes et une caméra prolifique, ne s’y résume nullement. C’est un inventeur de formes, un narrateur vétilleux, un maître du suspense et des figures féminines. Une incarnation intemporelle du cinéma.

Quand le cinéaste britannique tourne La Corde, il prend appui sur un faux plan-séquence unique, dans un exercice de style qui fera date – et école. Dans La Mort aux trousses, il construit l’exosquelette du thriller moderne, tout en agrémentant son film d’un humour badin. Dans Psychose ou Les Oiseaux, il porte le suspense à incandescence et revisite en profondeur les figures souvent virginales de la mère ou de la nature. De nombreuses facettes du cinéma hitchcockien ont en commun de façonner, touche par touche, cette fameuse « tranche de gâteau » dont il est question plus haut. Il en va ainsi des blondes sculpturales, des faux coupables attachants ou des célèbres caméos, ces brefs moments où le maître apparaît à l’écran en tant que figurant. Le traditionnel MacGuffin – un prétexte narratif servant à amorcer l’intrigue – peut lui aussi se révéler quelque peu déroutant pour le spectateur néophyte. Le vol d’argent dans Psychose en constitue peut-être l’apogée, puisqu’il débouche, lors de la shower scene, sur la mort prématurée et déconcertante de Janet Leigh, dès le premier tiers du métrage. Dans Scream, Wes Craven réitérera l’expérience, en sacrifiant sa star, Drew Barrymore, dès la séquence d’ouverture.

Peu de cinéastes peuvent se prévaloir d’un tel sens de la narration. Alfred Hitchcock promène le spectateur de figure en figure, cherche à élever à la fois l’action et ses protagonistes, plonge des individus ordinaires dans des situations extraordinaires et ne manque jamais de ménager des surprises de dimension variable. Gorgée des qualités graphiques de Saul Bass ou des partitions entêtantes de Bernard Herrmann, peut-être le plus grand compositeur de l’histoire du cinéma, sa filmographie ne distille pas seulement un plaisir continu et lancinant. Elle en est en quelque sorte l’évangélisatrice, mais aussi une commentatrice avisée. D’une part, Hitchcock a influencé des cinéastes aussi divers que Brian De Palma, François Truffaut, Roman Polanski ou Park Chan-wook. D’autre part, dans l’inépuisable Fenêtre sur cour, l’attraction qu’exerce le voyeurisme sur un James Stewart diminué n’est rien de moins qu’une fantastique mise en abîme du pouvoir de fascination que dégage le cinéma envers son public. Comme le glouton succombant à un morceau de gâteau, le spectateur hitchcockien a un appétit insatiable de suspense, de fausses pistes, d’ambivalence, de dualité. Quant à l’épaisseur de la pâtisserie, il appartiendra à chacun d’en déterminer la juste mesure.

Qu’est-ce que le cinéma évoque à la plupart de ses pratiquants-consommateurs ? Une sorte d’évasion. Se plonger dans une fiction pendant deux heures et en oublier presque qu’il existe une réalité en dehors d’elle. Se trouver emmuré dans un scénario, transporté parmi des vedettes hollywoodiennes, confronté à des problèmes, des situations, des personnages auxquels on peut, ou pas, s’identifier. Le plaisir au cinéma est une valeur intrinsèque, et nullement incantatoire. C’est l’exigence première de tout spectateur, initié ou non, bon public ou pas. Si les amateurs de cinéma sont disposés dans l’espace d’une salle de projection comme autant de pièces de puzzle inemboîtables, si leurs attentes demeurent brouillonnes et compilatoires, il reste que la part de gâteau apparaît comme l’élément qui les unit tous dans une quête unanime : celle du divertissement, de l’agrément, de la sensation d’être, celle-là même que l’on ressent lorsque l’on a les yeux écarquillés, la bouche bée, les poils dressés et les sens en éveil.

Le box-office français rend à lui seul un hommage appuyé au cinéma-plaisir : s’arrogent à tour de rôle la tête de son classement la satire Le Dictateur (1945), le dessin animé Pinocchio (1946), le film d’aventures de Walt Disney Vingt mille lieues sous les mers (1955), le péplum Ben-Hur (1960), une kyrielle de comédies mettant en scène Louis de Funès, comportant notamment Le Gendarme de Saint-TropezLe Corniaud ou La Grande Vadrouille (entre 1964 et 1968), le film catastrophe La Tour infernale (1975), le blockbuster horrifique Les Dents de la mer (1976) ou le film de science- fiction E.T., l’extra-terrestre (1982)Un succès commercial qui se poursuivra sans discontinuer jusqu’à aujourd’hui, puisque Titanic (1998), Taxi 2 (2000), Ratatouille (2007) ou Avatar (2009) précèdent les triomphes récents de la saga Star Wars ou des Indestructibles 2. Quant aux cinéphiles, ils cultivent une tendresse particulière et imprescriptible envers des réalisations mineures comme L’Homme qui rétrécit de Jack Arnold ou Le Voyage fantastique de Richard Fleischer, ou des œuvres majuscules comme Le Parrain ou Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Autant d’invitations à la surprise, l’émerveillement, la distraction, l’angoisse ou l’ivresse.

En 1993, Steven Spielberg, déjà roi de l’entertainment, produit ce qui s’apparente à la quintessence du plaisir au cinéma. Son Jurassic Park met en images des animatroniques géants dans des séquences à couper le souffle, aussi haletantes que spectaculaires, souvent rehaussées par des outils numériques révolutionnaires. Qui ne se souvient pas, en effet, d’avoir pâmé de plaisir – ou de peur – devant ce T-Rex iconique pulvérisant les véhicules flambant neufs d’un parc à dinosaures ? Cinq années plus tard, ce sont les frères Cœn qui gâtent les cinéphiles en donnant vie à l’un des personnages les plus stupéfiants de l’histoire du cinéma. Jeff Lebowski, épicurien passionné de bowling, traîne sa gouaille je-m’en-foutiste dans une comédie à tiroirs renfermant un nombre incalculable de losers inoubliables. Parmi les cinéastes classiques, Howard Hawks et Sergio Leone ne sont certainement pas en reste. Le premier réalisa en 1932 un Scarface premier du nom riche en truands incultes, en drive-by shootings et en plans-séquences à peine croyables, tandis que le second, parangon du western-opéra, dilate le temps et ajuste les trognes imparables dans le bien nommé Le Bon, la Brute et le Truand.

Grand clerc, Sergio Leone verse un second film dans cette énonciation furtive du cinéma-plaisir. Il était une fois la révolution ne se borne pas à raconter les soulèvements mexicains d’Emiliano Zapata et Pancho Villa : il porte le sens du spectacle à son firmament et aligne les moments épiques comme les sphères d’un boulier, sans jamais rien céder de ce qui fait habituellement l’étoffe du maître, à savoir les personnages iconiques et les dialogues troussés avec doigté. Steven Spielberg pourrait lui aussi placer l’un ou l’autre pion supplémentaire, notamment avec le discuté mais fascinant La Guerre des mondes, adapté d’un roman de science-fiction anthologique de H.G. Wells. Tant le spectacle post-apocalyptique que le récit familial le désignent en effet comme un prétendant naturel à notre petite sélection.

Le plaisir transcende les genres, les nationalités, les époques. Un Suspiria se distinguera par une explosion de couleurs et une façon unique de revisiter les contes pour enfants. Un Rivière sans retour se verra marqué du sceau des westerns familiaux, mêlant aventures, chants et danses, dans un esprit bon enfant éminemment contagieux, qui voisine avec celui de Ma sœur est du tonnerre. Un The Square, plus récent, provoquera au contraire la gêne et l’inconfort, interrogera le monde de l’art dans une sorte de cirque absurde, vivant et terriblement vivifiant. Un Petulia, bien que méconnu, apportera la démonstration irréfutable qu’un film peut bousculer, surprendre, transporter, bouleverser, attendrir et faire réfléchir, le tout dans un même élan, et essentiellement sur la base d’une histoire d’amour a priori innocente.

Si Alfred Hitchcock s’est tôt placé à l’avant-garde de la « tranche de gâteau », beaucoup ont suivi avec leurs propres visées et obsessions, ce qui a ouvert le cinéma à une pluralité de sciences : la comédie sophistiquée de Woody Allen, le blockbuster d’auteur de Christopher Nolan, le concentré de pop culture de Quentin Tarantino, le formalisme d’Alfonso Cuarón ou Alejandro González Iñárritu, les films d’animation familiaux de Pixar ou DreamWorks… Des métrages tels que Gravity ou Mad Max : Fury Road se sont récemment distingués pour leurs prouesses techniques, photographiques et de mise en scène, dans des conceptions immersives consistant essentiellement à flatter l’œil et les sens. Des exercices de style (Birdman), des montages pluriels et/ou non linéaires (Memento), des narrations torsadées (Inception) ou des retournements finaux plus ou moins spectaculaires (Shutter Island, Sixième sens, Fight ClubUsual Suspects) ont été les nourriciers d’un public avide d’expériences roboratives, de surprises et d’émotions.

En définitive, on pourra oser cette métaphore au sujet de la « tranche de gâteau » hitchcockienne : c’est un navire qui peut éventuellement faire eau quelque part, mais qui demeurera à jamais insubmersible. Parce que le plaisir au cinéma n’est pas un détail, mais une impérieuse nécessité.

J.F.

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