Il bidone : Rocca et ses confrères

Il bidone (1955) – Réalisation : Federico Fellini.

Alors que Les Vitelloni fustigeait l’immaturité un peu immorale de la jeunesse, Il Bidone croque une autre tranche de vie, un peu plus tardive et ancrée dans l’escroquerie. La bande masculine vit ici de forfaits assumés, à l’image de cette première séquence durant laquelle s’ébauche une arnaque savamment scénarisée, impliquant des rôles de prêtres et d’évêques. Déguisement, détournement blasphématoire, le tout pourrait prêter à la comédie, si les victimes de cette mise en scène n’étaient pas de pauvres paysans fervents prêts à sacrifier leurs économies. 

Toute l’ambivalence du groupe se situe là, et ne cessera d’alimenter la satire cruelle du récit : menteurs, roublards, les soi-disant amis n’ont qu’un élan, l’appât du gain. Fellini esquisse ainsi trois portraits : le malhonnête rongé par les remords, la raclure finie (Franco Fabrizi, toujours aussi excellent dans ce registre) et Augusto Rocca, le vieux roublard qui entame malgré lui un bilan désabusé de sa vie dissolue. Ce dernier (Broderick Crawford, sorte de sosie anticipé de James Gandolfini) tente quelques rattrapages avec sa destinée, notamment dans une prise de contact avec sa fille, mais échoue sur tous les plans. 

C’est là l’intérêt de cet opus : Fellini prend soin de caractériser les victimes et les personnages secondaires (dont celui d’une des épouses, qui ignore les activités illégales de son mari), renvoyant dos à dos les faits d’armes de la meute masculine et la passivité pathétique de ceux qui croisent leur route. D’une part, les escrocs médiocres trouveront toujours plus malins qu’eux, en témoigne cette fête brutale, sorte de cour des grands, ou des miracles, qui annonce l’esprit décadent de la Dolce Vita : un ramassis de pourritures, et une humiliation sévère pour l’un des membres du trio qui croyait pouvoir délester une des convives de son porte-cigarette en or ; d’autre part, le regard posé sur les proies, et les interrogations de Rocca sur son train de vie.

La très belle séquence avant l’épilogue renvoie à ces instants de vérité chers à Fellini, avec l’enfant cheminot dans Les Vitelloni ou la serveuse dans la Dolce Vita, par ces rôles d’enfants porteurs à la fois d’innocence et de leçon morale : une jeune enfant atteinte par la polio le sollicite alors qu’il est habillé en évêque et vient de ruiner ses parents, pour ses prières. 

Épreuve terrible, écho bouleversant qui accroît l’humiliation subie par son comparse dans la scène du bracelet en or qui voyait les escrocs entre eux, et qui se place ici sur un terrain autrement plus condamnable. La scène est d’autant plus poignante qu’elle renvoie, dans son écriture, au prologue du film : le spectateur, rivé à la mise en scène des faux prêtres, ne savait pas quelle était la part du mensonge, partageant le point de vue des victimes ; ici, on anticipe la rédemption de Rocca, et, une fois encore, on croit qu’il a rendu l’argent à la jeune fille. La désillusion est donc d’autant plus violente lorsqu’on se rend compte que ce n’est pas le cas : les spectateurs, formatés par l’espoir d’une morale traditionnelle en guise de dénouement, sont floués à double titre, et la mort misérable du protagoniste laisse un sentiment d’une grande ambivalence.

Cette volonté de ne pas conduire le récit à une véritable conclusion, de ne pas reprendre la voie balisée d’un dénouement à visée didactique est l’un des traits distinctifs du cinéma de Fellini : pour le moment cantonné à la morale (comme pour Les VitelloniCabiria ou La Strada), il va croître avec le temps, pour dynamiter toute la narration et l’imaginaire visuel lui-même.

Éric Schwald


Posted

in

by

Comments

Laisser un commentaire

Propulsé par WordPress.com.