Elon Musk, le sens de la démesure

Le scénariste et dessinateur Daniel Cunningham publie aux éditions Delcourt une biographie graphique consacrée à Elon Musk, le richissime patron de Tesla, Twitter et SpaceX. Il y épingle son histoire, ses projets entrepreneuriaux mais aussi ses méthodes parfois douteuses et sa personnalité obsessionnelle et outrancière.  

Elon Musk compte sans conteste parmi les figures les plus emblématiques de l’entrepreneuriat moderne, au même titre qu’un Steve Jobs ou un Bill Gates. Il occupe plus souvent qu’à son tour le devant de la scène médiatique : un jour, il annonce l’arrivée prochaine des véhicules autonomes, le lendemain il procède au rachat d’un réseau social à coups de dizaines de milliards de dollars et, entre les deux, il appelle à coloniser Mars ou dispute à Bernard Arnault et Jeff Bezos le titre ronflant d’homme le plus fortuné du monde. Dans son album, Daniel Cunningham cherche à gratter le vernis pour mieux comprendre l’histoire, les réalisations et la psychologie d’un milliardaire certes visionnaire, mais souvent aveuglé par l’ambition et l’orgueil.  

Il est des départs qui favorisent une carrière. Issu d’une famille blanche et aisée dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, Elon Musk grandit dans un environnement privilégié. Son grand-père, Joshua Haldeman, chiropracteur de profession, est un aventurier et un libertarien. Hostile à l’ordre établi, il influence son petit-fils par son esprit de découverte et sa quête de liberté. Le jeune Elon, qui grandit avec un père instable et violent, assouvit une curiosité intellectuelle insatiable en se plongeant dans les livres, parfois du matin au soir, et en s’éveillant à la technologie. Daniel Cunningham met parfaitement en lumière les dispositions particulières du futur entrepreneur, mais également les éléments contextuels qui vont présider à leur épanouissement.

Dès son jeune âge, Elon Musk manifeste un intérêt pour la programmation. Il vend, à douze ans à peine, son premier jeu vidéo, Blastar. Après une scolarité difficile marquée par les brimades, il quitte l’Afrique du Sud à dix-sept ans pour le Canada, échappant ainsi au service militaire obligatoire. Après un passage à l’université Queen’s, il poursuit ses études à l’Université de Pennsylvanie, obtenant des diplômes en physique et en économie. Le jeune homme est en attente d’accomplissement, et c’est la cofondation de Zip2 qui va porter sa carrière sur les fonts baptismaux.  

Comme l’explique Daniel Cunningham, cette entreprise fournit des guides de villes en ligne pour les journaux. Elon Musk s’en désolidarise cependant assez rapidement. La vente de Zip2 à Compaq lui rapporte néanmoins près de 300 millions de dollars et lui permet de fonder X.com, qui deviendra plus tard PayPal, après une fusion. Suite à une série de désaccords, Elon Musk est licencié de la société. Cela peut apparaître, paradoxalement, comme une aubaine, puisque sa fortune en sort consolidée et il peut désormais se tourner vers des projets personnels plus ambitieux. Car à ce stade de la lecture, chacun a compris que l’homme a de la suite dans les idées, les dents qui rayent le parquet et une énergie qui n’a d’égale que sa démesure. 

En 2002, Elon Musk fonde SpaceX, avec l’objectif de réduire les coûts de l’exploration spatiale et de permettre, à terme, la colonisation de Mars. Sous contrat avec la NASA, SpaceX a depuis réalisé plusieurs exploits historiques, notamment la première réutilisation d’une fusée orbitale. L’entreprise a aussi connu son lot de difficultés, comme en témoigne l’album. En parallèle, l’entrepreneur investit dans Tesla Motors, qui s’apprête à révolutionner le marché des véhicules électriques. Toutefois, et Daniel Cunningham le souligne à dessein, ni Tesla ni SpaceX ne se seraient développés de la sorte sans l’aide du gouvernement américain. Cela relèverait presque de l’ironie : le milliardaire libertarien ne doit son salut qu’aux subventions publiques, parfois obtenues à la faveur de procédés douteux – comme la manipulation des prix des véhicules Tesla.

Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Elon Musk est également à l’origine de SolarCity, spécialisée dans l’énergie solaire, et de The Boring Company, visant à réduire les embouteillages urbains par des tunnels souterrains, mais empêtrée dans une succession d’échecs. Hyperloop et Neuralink illustrent de leur côté sa vision futuriste d’une société hyper-technologique. On le voit, l’homme a des billes partout, des idées à la pelle, mais son parcours n’en demeure pas moins marqué par les controverses et les comportements impulsifs. Il est capable de renvoyer des milliers de salariés d’un coup, comme lors de son acquisition de Twitter, de colporter des théories complotistes, par exemple à l’occasion de la crise de la Covid-19, et il s’est même radicalisé dans son discours politique, se positionnant désormais très à droite.

Dans cette biographie graphique édifiante et très bien documentée, Daniel Cunningham met à nu la personnalité d’Elon Musk. Personnage complexe, souvent décrit comme borderline et sujet à des excès, il possède une ambition démesurée et un dévouement total à ses projets, qui peut d’ailleurs se confondre avec de l’obsession. Ses méthodes de management paraissent impitoyables et son style de communication, au mieux imprudent. Le patron de Tesla incarne à la fois l’ingéniosité, la ténacité et les excès de notre temps. Sa vision du monde est celle d’une humanité conquérante, capable de surmonter ses limites pour embrasser un avenir technologique pérenne. Ses problèmes d’ego, ses relations dysfonctionnelles, voire rompues, avec ses enfants ou sa consommation de drogues complètent un portrait parfois glaçant.

Daniel Cunningham dessine, de manière critique, les contours d’un homme hors norme. Il problématise les succès et les échecs de l’une des figures les plus influentes de notre époque. Il confronte surtout Elon Musk à ses contradictions : la reproduction des méconduites d’un père honni, le rejet d’un interventionnisme étatique pourtant essentiel au développement de ses entreprises, une liberté d’expression à géométrie variable, qui fait surtout les affaires des complotistes et de l’extrême droite, des idées convenues ou inadaptées parfois présentées comme avant-gardistes, une autopromotion de tous les instants qui peut heurter les intérêts des investisseurs… 

J.F.


Elon Musk, Daniel Cunningham – Delcourt, mai 2024, 184 pages


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